Léon-Paul Fargue : déambulations poétiques

J’ai tant rêvé, j’ai tant rêvé, que je ne suis plus d’ici

Pour Léon-Paul Fargue, marcheur infatigable, l’ailleurs est sous nos pas, dans le quotidien des rues, des cafés, des passants, des façades. A chaque promenade semble s’ouvrir un monde potentiel. Déambulant dans Paris, la ville devient le creuset de son écriture. A travers elle, le poète se parcourt lui-même, en quête de sensations : « ... je n’en finirai jamais avec le vagabondage débordant qui me retient dans le creux de moi-même. » La ville devient l’objet de sa quête d’images et le lieu poétique par excellence : « Nous pourchassions l’immense variété de vivre. Nous déchirions l’album des rues et des boutiques. Nous courions dans les fêtes en voleurs d’images. » 

Ainsi la déambulation se confond avec la vie : « Nous commencions la longue marche 
de la vie, pleins d’un espoir immense et mal dissimulé, donnant dès le départ toute notre vitesse. »
 Elle a pour objet également de l’extirper de ces fantômes de souvenirs qui l’escortent parfois : « Dans l’ivresse de la marche, il noue d’étincelantes conjonctures. — Il parle à des ombres qui lui parlent. » Ainsi au détour d’une rue surgit le visage son père : « Il a une permission de la mort, et il arrive. Au tournant de la rue qui mène à la nuit, je l’attends. La mer va rentrer ses dernières terrasses. Une première lampe a soif dans les ténèbres. Un pas sur le pavé. Son ombre le précède. Et se couche sur moi, la tête sur mon cœur. Il est là. » A la mélancolie du souvenir s’oppose le bouillonnement des artères animées où il s’agit d’aller forer ou glaner quelques images et se dire que « l’amour était tout ce qui nous avait donné un peu d’éclat, un peu d’étoffe, un peu de durée. ». Il s’agit également de tenter de fixer ou sauver quelques instants à travers l’écriture comme pour mieux les sauver de l’oubli : « O vie ! dans ce moment qui passe et que nous voudrions pour toujours ressaisir, cesse de nous dérober le secret de nos jours. »
Mélancolique Fargue qui dans ces promenades n’est jamais vraiment tout seul mais escorté d’une cohorte de souvenirs : « Souvenirs d’un passé qui dort dans une ombre si transparente... Des intimités insaisissables qu’on se croit bien seul à connaître et dont on voudrait enchanter les autres... Certains regards. La voix d’un être cher. La gaucherie d’une âme ardente. Une inflexion familière très douce et bien humaine ».
La promenade se fait parfois retour « dans un quartier où l’on a vécu jadis. Surgissent alors des sensations comme des images flottantes issues du passé : Le tremblement de la voiture entre des arbres. L’odeur d’une avenue frissonnante où il a plu... L’odeur d’un chantier, sépulcral et tendre... Un geste passe sur une fenêtre éclairée très tard, tout en haut d’une maison qui se reflète dans un fleuve. Le grondement lent d’un train sur un pont de fer… L’adieu long d’un remorqueur... Et la persistante vision de ce coin de faubourg où la vieille maison que j’ai tant aimée ne me connaît plus. Rien qui bouge à ses vitres. A l’errance s’oppose souvent la chaleur d’une lampe allumée, la douceur du foyer perdu. Comme un phare dans la nuit clignotent où tournoient quelques bribes de passé dont il convient de cueillir quelques ramures : J’allume pour nous deux les lampes... Une parole heureuse, un visage de femme, une fenêtre brûlante, des voix connues passent et se brisent... Ah je voudrais serrer tous les souvenirs sur ma poitrine, en bouquet, pour te les offrir. Mais ils sont lointains comme des signaux. Signaux du soir, avec leur douceur menaçante. Fanaux des trains et des bateaux, qui ont toujours ce regard triste. Signaux d’amour, tendres et fins comme des cœurs à la fenêtre... Signaux du ciel, un peu perdus, comme des fleurs dans un champ d’ombre... 
La marche déroule ces émotions sensorielles ou images mouvantes ou estampes en un télescopage permanent entre passé et présent qui nourrit le poème : perron d’automne, villa blanche posée « comme une veilleuse au bout de l’allée ». Il y a donc une sorte d’antinomie permanente entre le « dedans » perdu et ce dehors où l’on ne cesse de s’étourdir comme pour mieux éprouver de nouveau l’enivrant sentiment de l’existence. L’écriture vient également tenter de contrebalancer la perte en de délicates évocations : « Devant la villa, dans le jardin noir autrefois si clair, un pas bien connu réveille les roses mortes. Un vieil espoir, qui ne veut pas cesser de se débattre à la lumière. Des souvenirs, tels qu’on n’eût pas osé les arracher à leurs retraites, nous hèlent d’une voix pénétrante. Ils font de grands signes. Ils crient comme ces oiseaux doux et blancs aux grêles pieds d’or qui fuyaient l’écume un jour que nous passions sur la grève. Ils crient les longs remords. Ils crient la longue odeur saline et brûlée jusqu’à la courbe. » 
De sorte que la rue où il s’agit de s’enfoncer comme dans une « tranchée » absorbe et accueille son chagrin tout en le métamorphosant à travers l’écriture « Je marchais dans une sorte de halo nasillard fait de chuchotements et de lumières. La rue était lourde à mes épaules comme un chagrin. Elle palpitait. Elle avait accueilli […] » Elle devient la quintessence de l’être et de sa quête poétique : « La vie est là, dans ces fumées de rêve qui bourdonnent. » Car pour Fargue l’écriture ne saurait se séparer du quotidien : « Une phrase parfaite est au point culminant de la plus grande expérience vitale » 

Véronique Saint-Aubin Elfakir- Revue Terre à ciel


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