Yannis Ritsos : L’icône du poème


Yannis Ritsos est né en 1901 dans un petit port grec. La famille Ritsos était une famille de grands propriétaires fonciers. Mais elle devait être bientôt victime d’un sort tragique. Ruinée, elle tombe brusquement dans la misère. L’un des deux fils meurt à Davos. La mère, tuberculeuse, termine sa vie au sanatorium. Le père devient fou, comme plus tard l’une des deux filles. Yannis est atteint également de tuberculose à l’âge de 17 ans. 
Ce fléau qui a frappé tous ses proches et lui-même devait laisser des traces profondes dans sa vie et dans sa poésie. Dès l’âge de huit ans, il commence à écrire ses premiers vers. Il arrive à Athènes en 1926. Quand il n’est pas au sanatorium, il accepte, pour vivre, des tâches pénibles, sans aucun avenir. 
Il se met à écrire sans cesse, avec une volonté obstinée. Durant l’occupation allemande, il écrit un grand nombre de poèmes qui illustrent le calvaire de ce peuple sous le joug de l’occupation allemande. Ensuite, il exalte la résistance grecque. En 1948, Ritsos est arrêté. En déportation, il écrit plusieurs poèmes, dont certains sont enfermés dans des bouteilles et enfouis dans la terre : « Écris pour qu’il fasse jour ». Yannis Ritsos est libéré en 1952. En 1954, il se marie. Il visite la Bulgarie, la Tchékoslovaquie, l’Union soviétique, la Roumanie et Cuba. En 1956, sa Sonate au clair de lune obtient le Prix national hellène de poésie.

En ce qui concerne son œuvre, il y a d’une part la poésie engagée au côté de la lutte communiste qui présente un ancrage fort dans la tradition héllenique du mythe ou de la tragédie et de l’autre une poésie plus intimiste. Ces textes plus lyriques évoquent souvent l’enfance ou de courts tableaux de la vie quotidienne sous forme de dialogues évoquant parfois la dramaturgie théâtrale. Dans un style épuré, ces poèmes évoquent des choses et des êtres simples qui sont aussi porteurs de la mémoire des absents. Le « je » s’efface toutefois devant ce qui est représenté et l’image prend le pas sur la subjectivité. Elle suggère, évoque sans jamais résoudre la question qu’elle semble nous adresser. Pour Ritsos, le poète doit s’abandonner au flux des mots et de l’existence sans vouloir trop signifier ou comprendre :

EXPLICATION NECESSAIRE

"Il y a certains vers -parfois des poèmes entiers -
moi-même je ne sais pas ce qu’ils veulent dire. Ce que je ne sais pas
me retient encore. Et toi tu as raison d’interroger. N’interroge pas.
Je te dis que je ne sais pas.
Deux lumières parallèles
venant du même centre. Le bruit de l’eau
qui tombe, en hiver, de la gouttière pleine
ou le bruit d’une goutte d’eau tombant
d’une rose dans un jardin arrosé
doucement très doucement un soir de printemps
comme le sanglot d’un oiseau. Je ne sais pas
ce que veut dire ce bruit ; pourtant moi je l’accepte.
Les choses que je sais je te les explique. Je ne néglige pas.
Mais les autres aussi ajoutent à notre vie. Je regardais
son genou plié, comme elle dormait, qui soulevait le drap -
ce n’était pas seulement l’amour. Cet angle
était la crête de la tendresse, et l’odeur
du drap, de la propreté et du printemps complétaient
cet inexplicable, que j’ai cherché, en vain encore, à t’expliquer."
 [1]

De la même façon l’individualité s’efface derrière ce qui surgit. Ainsi que le souligne François Amaneser : « (…) la poésie de Ritsos est de nature dialogique. Son mécanisme est celui de l’énigme posée au lecteur. L’énigme naît de la juxtaposition d’une « vérité » (une inscription) et d’une scène de vie (une image)." [2] Il appartient alors au lecteur de trouver ses propres réponses. Ainsi Yannis Ristsos emploie t’il très souvent la troisième personne du singulier par pudeur ou par volonté d’effacement. 
Le recueil du mystère naît de petites choses presque infimes ou insignifiantes et pourtant essentielles en leur présence… Dans ce dépouillement ou cette attention accrue avec l’âge, surgit la saveur de la vie, simple présence à soi et aux autres dans la frugalité et l’ardeur. Chaque geste devient alors une sorte de rituel comme coudre un bouton, regarder sa montre, broder, jardiner. Selon F. Amanecer, les objets deviennent ainsi de reliques et permettent de se souvenir. Souvent à chacune de ces scènes vient s’adjoindre à la fin une sorte de court précepte ou une parabole :

Elle ramassa donc dans une boîte en carton les restes de la
Ficelle,
Elle ramassa attentivement sa bêche
Avec cette inévitable modération et attention de l’ordre
Et elle alluma le lampion du jardin sachant les conséquences du
Changement d’éclairage,
Calme, retraitée, s’acceptant elle-même. Peu après
Elle sentit une joie particulière dans sa tristesse,
Elle sentit que sa tristesse était son lien
Avec ce qui était, avec ce qui est, avec ce qui sera,
Avec tout ce qui l’entourait, ce qui était en haut et en bas,
Ce qui était dedans et dehors – lien silencieux
Un toucher d’immortalité, une lumière d’éternité lointaine et
Equilibrée
Qui abolit la différence, qui abolit la distance
Entre l’ici et l’ailleurs
Entre les langues étrangères et qu’il n’y a point besoin de tra-
duction
De son sourire à l’étoile, de l’étoile
Au lampion du jardin, du silence à la confession
Des œillets à la bêche et à sa main
D’une heure à l’autre. Elle ouvrit alors le robinet
Et commença à arroser avec le tuyau en caoutchouc
Les fleurs et les arbres tout près et ceux qui étaient plus loin
Sous la lumière familière des étoiles du lampion. Et cette activité insignifiante
L’amenait de nouveau de son rêve à la vie.
 [3]

Ces courts tableaux représentent aussi souvent des moments de l’enfance, des souvenirs de sa sœur ou de sa mère si tôt disparues. Le poème devient alors vénération ou médaillon où retenir la perte. Pour lui la mort est une addition, rien ne se perd, par la mise en poème qui s’oppose ainsi à la mise en abîme :

Et la voix de la mère, si actuelle, quotidienne, si juste –
Elle peut prononcer les plus grands mots d’une façon naturelle,
Ou les plus petits, avec leur sens le plus grand, ainsi :
« un papillon est entré par la fenêtre »,
Ou : « le monde est insupportablement merveilleux
 [4]

Pour Yannis Ritsos, une sorte de rencontre doit avoir lieu, à travers les mots. Saisissement que ces poèmes tentent de traduite en des raccourcis ou des chutes souvent saisissantes. Tout à coup du quotidien le plus banal semble surgir une autre réalité ou dimension qui vient relancer ce secret qui semble sans cesse se glisser sous les choses pour mieux en éclairer la beauté ou la valeur :

Derrière des choses simples je me cache, pour que vous me
Trouviez ;
Si vous ne me trouvez pas, vous trouverez les choses,
Vous toucherez ce que ma main a touché,
Les traces de nos mains se joindront l’une à l’autre.
La lune du mois d’août brille dans la cuisine
Comme un pot étamé (pour la seule cause que j’ai dite)
Elle éclaire la maison vide et le silence agenouillé de la maison –
Le silence est toujours agenouillé.
Chaque mot est un départ
Pour une rencontre – annulée souvent –
Et c’est un mot vrai quand, pour cette rencontre, il insiste
. [5]

Dans un autre poème, il s’agit simplement de prendre dans ses mains, de saisir comme pour mieux s’imprégner ou décrire, retenir ce qui nous étreint en de courtes métaphores presque syncopées :

Il prend dans sa main des choses disparates – une pierre,
Une tuile brisée, deux allumettes brûlées,
Le clou rouillé du mur d’en face,
La feuille qui est entrée par la fenêtre, les gouttes
Qui tombent des pots de fleurs arrosés, les pailles
Que le vent d’hiver a déposés sur tes cheveux – il les prend
Et là-bas, dans la cour, il édifie presque un arbre.
En ce presque réside la poésie. Tu la vois ? »

Mais nous laisserons au poète le mot de la fin qui nous a laissé en guise de testament cette curieuse hypothèque à méditer comme un éblouissant scintillement unissant l’ocre de la terre à l’infini de la mer comme l’évoque un autre de ses poèmes :

Hypothèque

Il a dit : je crois en la poésie, en la mort,
c’est justement pourquoi je crois en l’immortalité. J’écris un vers,
j’écris le monde ; j’existe ; le monde existe.
Du bout de mon petit doigt coule une rivière.
Le ciel est sept fois bleu. Cette pureté
est encore la première vérité, ma dernière volonté.


Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel 


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