Le poème-jardin d’Heather Dollohau

 

Sur son île de Bréhat balayée par les vents, Heather Dollohau écrivait des poèmes comme autant de jardins ouverts sur l’horizon. A l’abri de ses murs, le jardin est pour elle déjà un ailleurs « où la mort se visite comme la vie/tout est à deux pas » et devient le paradigme de cette existence toujours « entre-deux », entre ombre et lumière, joie et douleur, manque et plénitude. C’est cette faille ontologique ou cette déchirure originaire qu’interrogent ces textes, inlassablement. Comme la vie, ce petit lopin de terre à contempler, qui nous est imparti, constitue en fait une sorte de miracle quotidien :

Mais si tout n’était que perte
Par le passage des glaives
Et en chaque être se courbait
L’eau lisse de sa chute
Il y avait aussi les jardins
Avec la bénédiction des murs
Où le vent, de ses lèvres
Soufflait l’heure
Par l’horloge des graines 
 [1]

La floraison du texte s’oppose à cette perte où chaque être se courbe vers l’inévitable chute. Le poème se fait alors demeure ou abris où tenter de sauver quelques fragments de lumière. Il devient ainsi la maison de l’être :

Un poème est une forme d’habitation
Un abri sommaire
Contre les intempéries de l’oubli
Perpétuant l’ombre tressé d’une clarté
Près d’un chemin au bord de son effacement
Sous le seuil de l’herbe 

Cette écriture insulaire où chaque texte forme comme une sorte d’enclos protecteur tente de capter ce mystère de l’épiphanie de l’être à travers la grâce de l’instant, espace ouvert par une porte d’absence. Cette ouverture où surgit le manque vient fracturer cet espace plein du jardin en inscrivant un vide, rompant ainsi l’illusion de la totalité :

Un jardin dans une île
En clos oblique y pénétrer
Pour être défait de soi
Ici dans le royaume de la rose

Les parfums ont des voix
Chacune unique un concert
Pour les aveugles prêtant vue

Les sons révèlent le multiple
D’un monde son infini
Où tout se trouve si l’absence
Est une porte 
 [2]

Le monde ne nous est donné qu’à l’ombre de nos fêlures et pour Heather Dollohau, c’est ce manque qu’il nous faut inlassablement interroger : « c’est dans l’entre-deux que le monde est réel  » A travers la contemplation de la nature se déploient laconiquement les aphorismes tranchants de l’existence :

La vie est une barque
Le tracé d’un passage entre deux eaux
Un mur des absents pour les marins du miroir
Dans un lieu de rien pour la poursuite de tout 
 [3]

D’une certaine économie de moyens naît ainsi la générosité du poème qui déploie ses incessants paradoxes entre le Tout et le Rien. La prodigalité surgit d’un regard qui sait contempler cette abondance offerte à travers l’humilité de quelques insignes quotidiens dont le poète se fait le porte-voix :

Le goût de l’impossible
Dans le possible – ou est-ce
Le contraire ? Le sentiment
Intense que peu suffit car
Tout déborde. Un feu tournant
Qui illumine les composantes
D’une vie pour les loger

Le poème devient ainsi une sorte de « prière vers le dehors », la contemplation d’un horizon où toute chose ne semble exister que pour être contemplée et dite à travers la fracture du mot qui nous laisse toujours cependant toujours dans l’éloignement de la distance. Cherchant l’ailleurs, seul l’indicible nous est ainsi offert :

La vie est-elle une volonté de poème
Quelque chose que nous n’avions pu rejoindre
Mais qui reste toujours à l’horizon des mots
Leurre ou promesse
Une illusion d’entrée là où nous sommes

Cette promesse jamais atteinte d’unité semble flotter sur le poème comme un ciel inatteignable. La beauté cependant se déploie et fait rempart à la peur à travers le calice vibrant de couleurs d’une simple fleur s’opposant à la perte par la plénitude insolente de sa présence :

Dans le jardin échevelé
Les roses fleurissent
En haut d’un poirier
La beauté est un bien
La peur crée des lieux 
Mémorables
Habités par des absents
Comme la mort elle donne
Le profil des choses
Et le havre de leur substance
Reste le rire de roses
Leurs volutes ardentes

En cette demeure du texte, surgit donc ce pur étonnement d’exister où poésie et peinture décrivent les couleurs du réel quand la déchirure se fait chemin. Le recours à ce que Heather nomme le « vrai imaginaire » offre la chaleur d’un âtre de mots flamboyants où se réchauffer l’âme face aux assauts du réel :

« Par les eaux d’oubli la terre est miracle
Et parfum perpétuel
Soudain au cœur de la rose
En marchant à travers champ
Nous sommes le paysage
Et sur la page les mots
Bercés de blanc » 

Ainsi le poème porte l’amour de la question et de désir d’être à la fois « dehors et dedans » pour que toute chose nous traverse et nous transperce de son chant éclatant :

Un poème naît des pressions de la lumière et de
L’ombre pour devenir un espace que l’on traverse :
En même temps une mouvance et un lieu. Les mots
Sont les meubles de cette chambre invisible, on les
Place devant le feu ou près d’une fenêtre à contre-jour.
Pour habiter il faut sentir les distances et regarder
Dans les miroirs où le dehors est aussi dedans.
Le travail se fait entre le noir d’une écoute et la
Clarté d’un appel dans la nécessité absolue d’approcher
Les réponses qui révèlent les questions. Quand 
Le poème est fermé ouvert, quelque chose respire 
 

De sorte que « l’autre poème » serait à l’unisson de l’herbe courbée par le vent et du vol de l’oiseau qu’Hetaher, en son nom de lande et de bruyère aura su mieux que quiconque capter dans le frémissement du texte comme un flamboyant coucher de soleil :

L’autre poésie celle qui n’est pas écrite mais que
L’écriture projette. L’herbe transparente d’un semis
D’encre. 
[[La Terre âgée, p. 101]]

Les mots deviennent alors ces galets « que la transparence de la mer dote d’existence », dans un perpétuel présent où se lit la saveur de l’instant, en cette poésie de la présence où se lit « la mise au clair du monde dans son resplendissement d’or » selon les mots d’Heidegger cités par Heather :

Le vol d’une rose
Dont le voyage bref
En berceau d’ombre
Prépare une renaissance
Sur la table des mots
(…)
La joie du don
De ce qui n’est pas à soi
Où seulement un peu de temps
En charge les doigts
La geste du matin
D’une fleur unique
D’une rose rose
Qui n’est pas futur
Mais présent parfait
Soudain sans bord 
 


Véronique Elfakir- Revue Terre à ciel 


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