La parole nomade de Lorand Gaspar

Lorand Gaspar est né en 1925 en Transylvanie occidentale. En 1943 il fuit l’invasion russe pour l’Allemagne puis le nazisme et finit par arriver à Paris où il entreprend des études de médecine. Par la suite il deviendra chirurgien à Bethléem puis au Liban. Il séjourne ensuite à Jérusalem où il découvre le désert de Judée puis en Grèce et finit sa carrière à Tunis où il réside à Si Bou Saïd dans une maison surplombant la mer.
De cette expérience originelle de déracinement ou d’exil imposé, il aura su faire une force ou un mode de vie enclin au nomadisme à la fois existentiel et poétique. Chaque voyage constituant pour lui une sorte d’accroissement de l’existence, un supplément de vie ou de désir : « à jamais sans racines au-dehors /autre que l’eau, autre qu’aller/dans le cœur ouvert au désir/au battement propre des choses/La part insondable de chacun/Visages de mots à jamais/dissonants, mités, maladroits/toujours éperdus de clarté/en quête d’étendue, la même/Sans bornes dehors ni dedans. » [13] De la même façon sa rencontre avec le désert est un élément fondateur de son œuvre où il fait l’expérience paradoxale d’un extrême dénuement débouchant sur un pur sentiment de plénitude. Il devient alors ce « sol absolu » qui irrigue toute sa poésie : « Nuits d’hiver transparentes au désert de Judée, d’une densité, d’une compacité difficile à exprimer. Sentiment de toucher du doigt, d’ausculter les pulsations d’un « corps » qu’aucun extérieur ne vient limiter. Toucher des yeux, des doigts et de l’esprit une « loi » éternelle, au rythme unique qui lie les pierres de ce désert, quelques herbes, mon corps et les aiguilles glacées des étoiles. Crissement de la neige des nuits claires de mon enfance. » [14] De cet horizon sans bornes surgit une sorte d’ivresse ou de fulgurance qui s’apparente aux neiges de l’enfance. Ainsi qu’il s’en explique dans les « Carnets de Jérusalem », le désert n’a jamais été pour lui une figure du néant, bien au contraire, de cette nudité essentielle, surgit le sentiment ineffable de l’insondable : « Manière de faire affluer dans mon corps, dans ma pensée, ce qui me déborde infiniment » [15]
Le poète se définit alors comme un bédouin éperdu de lumière et de mouvement dans l’ouverture illimitée de l’espace. Il connaît alors des « des matins fous d’étendue/de désert et de mer », toujours en quête de « mots pour courir de vastes étendues/où la lumière se penche et tremble un instant ». [16] La vie devient alors un perpétuel voyage, une quête de beauté ou d’accroissement qui passe nécessairement par l’enrichissement de l’altérité : « Dans notre monde de « bruit et de fureur », il nous faut refaire sentiers et lieux en nous-mêmes. Ou dans un sourire. Dans l’écoute de l’autre. Dans un poème. » [17] Ce nomadisme est ce qui permet l’intensification de la vie dans sa confrontation avec la lumière comme un feu ardent et illimité. Du vide naît l’incandescence et l’ivresse de vivre sans peur et sans limitation : « désir sans bornes de creuser encore/traverser déserts et montagnes/afin d’encore et encore revenir/à une source en soi plus proche que -/la peur, la joie d’aller à découvert » [18]
Ainsi le poème est une marche illimitée à travers la clarté où une fenêtre où se mêlent ciel et mer. Il le compare à une vitre où il appuie son front pour mieux voir : Le poème n’est rien d’autre qu’une manière de nous éclairer, de donner un visage au monde, de nous rassembler ». Mais ce cheminement erratique ne débouche sur aucune résolution possible ainsi qu’il le décrit dans « Sol absolu », seul compte la marche ou le mouvement : « Tous ces chemins que j’emprunte débouchent sur quelque impossible où seul l’exercice vertical de la parole maintient le mouvement : menace, bonheur et perte. Et nulle part de terme qui résoudrait, qui rassurerait. Rien que ce mal étroit, rien que ce large qui excède. » La poésie est cette parole, fragile, inutile et trouée qui porte en elle à la fois le mystère et la saveur de l’existence. Elle est pure ouverture à la façon d’un sentier ou d’une piste, n’emportant avec elle, que le pur bonheur de déambuler… Le poème ne fait donc pour Lorand Gaspar qu’aggraver le questionnement puisqu’il est « le texte de la vie même, travaillé par le rythme des éléments, construit, érodé par tout ce qui est ; fragmentaire, plein de lacunes (…) » [19]

A l’instar d’un peintre chinois, la poésie doit savoir combiner le vide et le plein en laissant des zones de brume et d’incertitude pour mieux capter et restituer cette vie ineffable qui pour Lorand Gaspar est une recherche permanente d’ouverture, d’horizon et de fulgurante clarté.

Depuis tant d’années je lave mon regard
Dans une fenêtre où ciel et mer
Depuis toujours sont sans s’interrompre
Où leurs vies sont un, sont innombrables
Sont une fois encore dans mon âme
Un champ magnétique d’épousailles
Une goutte de lumière-oiseau.

Depuis tant d’années je demande
A la première couleur si fraîche
Sur les lèvres humides de la nuit
D’être la peau et d’être la pierre
Où mes doigts rencontrent le secret,
Ce savoir qu’ils sont et celui qui est
Des tonnes infinies de lumière.
Du plus pâle au tranchant du plus sombre
Sans s’interrompre entre sang et pensée
Entre feuille pinceau étendue
Corps de liquide musique à jamais

Comme un jardin plein de tâtonnements.
De fruit en fruit, de soleil en soleil
La marche enflait. Où se brisait la vague
Le dessin mis à nu enseignait le désir
D’aller à la sève des corps et des pensées.
Franchir océans et déserts
Comme si le silence d’être ici savait
Se savait porteur bref de clarté indivise

Patmos

« Nous sommes, chacune et chacun, comme le sillon d’envol d’une goutte de vie-oiseau à la recherche d’un passage dans les courants qui tour à tour nous portent et nous menacent. A la recherche d’un peu plus d’énergie, de lumière et d’amour. » Arabie heureuse

Véronique Saint-Aubin Elfakir


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

  Quand l’intensité recouvre De ses cristaux L’écharpe brumeuse de l’existence Dans l’espace coloré du tableau S’oublier pour accueillir la ...