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 Marc-Henri Arfeux – Raga d’Irisation - Editions Alcyone, 2023

La première page du recueil s’ouvre sur l’espace clos d’une chambre, lieu d’un voyage imaginaire qui se transforme en barque, couloir d’initiation, île, envolée d’oiseaux migrateurs, au gré de la narration. Peu à peu se dessine les contours d’une sorte d’ascèse ou d’ascension où il s’agit d’atteindre la lumière pour devenir ce « grain de transparence entre les lames du temps »
Seule une lampe semble alors veiller sur l’instant immobile et « évasif » évoqué en de délicates images flottantes comme des nuages où « tout se rassemblerait en s’ouvrant ». Ainsi la chambre loin d’être fermeture devient le lieu de tous les possibles et de toutes les métamorphoses comme ce « danseur enlacé à l’éclair ». Une élévation se dessine progressivement, la nuit devient alors « une rose nouée de vide » et le monde « un collier de larmes et de beauté ». L’abandon à la vacuité devient accueil et ouverture. 
A la lueur d’une bougie ressurgissent parfois quelques souvenirs. Ainsi cette évocation du « jeune homme au cœur de saule » ou de ce parfum aux odeurs d’enfances « d’un très ancien coffret de cire contenant deuil, naissance et papillon ». Parfois survient un éveil au « centre de l’unique » tissant « le papillon que tu dois suivre/Il n’y a que cela ». Il s’agit alors de « traverser les fenêtres » pour mieux retrouver ce goût de l’amour en des nuits d’insomnie traversées de quelques étoiles où « des portes tournent et se souviennent »
Loin de la vanité du savoir et de l’égo se dessine un chemin d’évanescence où « d’un souffle vertical s’unit tout le pollen/ En invisible/De cet amour donné qui ne possède aucun contour/Et ressemble à la neige ». Le silence devient alors « rosace » et la solitude se transmue en universelle communion avec ce chant de l’être où palpite toutes « les ombres lumineuses »« l’irisation d’un visage ». La chambre s’unit alors aux couleurs du jour. L’aube se lève comme une incantation ou ce mantra « près du cœur » du « coffret secret d’un mot. » Le moi ainsi dissous devient la buée d’un rêve, un jardin d’apesanteur, un rouleau d’or. L’univers tourne alors comme une danse d’atomes au creux de la main ouverte au don de l’infime splendeur du « bleu parfait d’après-midi »
Ce voyage intérieur finit par transcender les murs de la maison comme pour mieux s’évader le temps d’un poème vers cet ailleurs « ajoutant un pétale/A la beauté du temps. » Nul enfermement ici, les « objets sont des portes »« le thé de l’âme infuse le temps » mais parfois surgissent quelques fantômes, « cendre et lueur alliant/le tremblement du cœur », des robes se reflètent dans des miroirs, le souvenir d’autres vies peut être enfouies « dans des boîtes de cèdre » où l’encens de la voix seule et les larmes de l’amour « sont un oiseau nomade » : « Et toi, dans la maison du souffle/ Et du regard ouvert, /Tu es jasmin d’apesanteur/souriant au chagrin. » Sur les vitres pâles s’inscrit alors un reflet où le sujet s’abolit en transparence de buée « sur la fumée d’une heure »
Dans ces altitudes, ne reste plus que la « pureté de l’air » ou le soupir d’une rose dans l’écheveau du temps. La blancheur de la neige recouvrant de son manteau toutes les blessures du temps : « fumée, cristal et fil/reliant l’âme/à son jardin lunaire/naissant sur le plein ciel. » La maison devient alors « visage dénoué », « portes ouvertes/à la lisière de la forêt ». Le sujet ainsi délivré arrive pour finir à consentir à sa propre absence et se dissout aux quatre vents de la poussière dorée de « la substance délivrée » comme la poudre multicolore des ailes d’un papillon. Il devient aussi cette « offrande indéfinie de pauvreté première/où se lit un visage » comme si la vie n’était que cette espérance de regard porté par cette écriture subtile qui nous transperce de ses éclats d’irisation.

Extraits

« Une feuille rend à la terre
L’inscription de son être
Etoilé de silence
Parmi les talismans.

Le gris est lampe,
A l’unisson du cœur,
Et la rue fine s’étire selon son chat,
Très vide et pure,
Ainsi que le regard
Qui la suit sans bouger
Aux vitres blanches

Où mon aura n’est qu’un reflet. »

« Mon amour est sans nom,
Mon amour est le nom
Qu’appelle,
Sans fin le dédale de la beauté,
La solitude.
Mon amour est la poudre aux lèvres de ce chant,
Le charbon du regard sur l’incolore de l’avant jour,
Le papillon de la promesse brûlant neige du haut azur,
Les larmes d’un matin délivrant la blessure de son désert de linges.
Mon Amour est distance, célébration de vent effaçant les empreintes
Jusqu’au jardin de l’arc-en-ciel.
Où je
Ne suis. »

« Danse enlacée de l’air,
Echarpe d’altitude
Montant par le respir du vide.

Anapurna est ton bonheur,
Sourire de neige ultraviolette
Irisant l’invisible. »

« Le coffret d’un mot seul
Près du cœur,
Tu es l’arc épousé
Des quatre seuils ouverts,

Abolition dans l’accompli. 

Véronique Elfakir- Revue Terre à ciel

 Marc-Henri Arfeux – Verger du cercle dévoré – Editions Alcyone – 2021

Le titre d’emblée nous indique la tessiture du recueil : il y sera question de deuil, celui de la mère plus qu’aimée, adorée et du paradis perdu de l’enfance, ce verger dévoré par le temps et dont seul le souvenir peut ranimer quelques reflets. A ces « matin de mère tissant les roses/Par don de source et d’alouette »ces matins d’amandier et de parfum de robe ouvrant l’été se substitue désormais l’image de la mère devenue « cierge étonné » tandis que sur le siège la robe s’évanouit… La délicatesse ou la grâce des images vient contrebalancer l’effraction redoutable de ce réel de la mort où de la présence il ne reste que quelques vêtements comme oubliés dans les armoires du souvenir… Avec la disparition de la mère s’enfuit l’enfance, celle qui portait baisers, lilas, devient la « transparente ». L’hiver devient alors la saison d’une douloureuse absence : « Silence est le santal/Un seuil cherche visage/à l’invisible de la neige. » La blancheur de la neige évoque le givre de la disparition, la blancheur d’un vide douloureux mais qui peut aussi se lire en une sorte d’espoir comme une porte, un seuil ouvrant sur une autre dimension. Peu à peu à la douleur terrible, à cette soif sans fin de sa présence, se substitue une sorte de vénération élevant la défunte au statut d’idole ou de déesse… Un tissu de métaphores subtiles vient masquer et contrebalancer ce couperet inéluctable du départ comme un coup de scalpel. Ainsi se referme le jardin de l’enfance « sur la brûlure de l’amandier. » Au fur et à mesure que le travail de deuil s’opère, les images s’allègent, la mère devient « l’étoilée », sa voix d’eau pure surgit dansinfinie de cette tendresse maternelle. Les souvenirs heureux ressurgissent à l’image d’une sorte d’Eden perdu : « Une aile à tes paupières/Et le jardin rouvre les seuils. » Le recueil se termine sur une floraison de sensations retrouvées évoquant subtilement la luminosité du foyer disparu, traces vacillantes et précieuse de ce qui reste encore de présence, quelques fragments à retrouver, à cultiver dans ce verger de l’enfance indéfiniment cultivé à travers le souvenir de l’absente. Un magnifique recueil pour convertir la douleur en un jardin lumineux et délicat, aux couleurs du ciel et de l’amour retrouvé en une écriture évanescente et raffinée.

Extrait

Le monde fut cercle
Entre les doigts
Qui lui donnaient azur,
Matin de mère tissant les roses
Par don de source et d’alouette.

Et l’amandier d’alors,
Agile et mince comme un danseur,
Les yeux de cils et de lumière
Liant d’un trait,
Parfum de robe ouvrant l’été.

Puis à l’épée d’une heure,
Le cri du toit rompu,
Et celle qui était mère
Devenue cierges étonnés,
Chemin sous le soleil,

Blancheur des nuits
Infiniment sableuses
A dénombrer les nombres,
Tandis que sur la chaise,
La robe évanouie.

Et toi, fiancée du sel,
Portant le non enfant,
Tu regardes venir
La longue vallée des jours
Conduisant au bûcher.

L’enfant de la lumière
Ouvre l’amande,
Et le verger devient
Ce double fruit d’espace.

Voici les roses, le chat couleur,
L’eau pure baguée de neige,
Et la bougie,
Très pâle, devant ce jour
Qui se souvient d’immémorial. »


Véronique Elfakir - Revue terre à ciel 



Ce très beau et lumineux recueil de Marc-Henri Arfeux intitulé Yoga Randas Mantra, nous décrit en quelque sorte le voyage poétique et spirituel d'une âme en quête d'elle-même en traversant la vie et le monde dans un style si épuré et vibrant en ce qu'il célèbre la beauté de l'infime, qu'il touche presque à la transparence diaphane de cette quête des cimes. On y revient, on le médite comme une source où s'abreuver. J'y associe cette photo qui représente la maison de l'ermite et son jardin des simples au pied de La Chapelle des Auzils à Gruissan et son cimetière marin. Un lieu chargé de paix pour moi.





"Il est assis dans le jardin du simple,
Avec seulement le ciel et ses feuillages
Pour écouter,
Regardant l'hôte, sans formuler un mot,
Sinon le bourdonnement de l'âme
Hantée de fleurs.
Il est flexible et tendre
Ainsi qu'un cerisier lustré par l'air
Qui le délivre des rochers (...)
Puis ayant bu le petit lait de l'aube
Il dit :
le figuier du silence est bougie
Veille en lui l'unique."
Assis dans la maison de son parfum,
Tu assistes à ce monde et rejoint son ailleurs
Sur l'autre bord de la beauté,
Ainsi qu'un papillon traversant l'âme
Du torrent vertical
Ouvrant l'amour,
il dit au papillon
Qui sommeille en l'ami :
Commence par écouter
le moindre brin du monde,
la vitre dépolie des voix,
Une question seule appuyant son échelle
Au flanc mouvant de l'air,
Le fin glissement de la poussière aux angles de cristal
Que tu nommes Ici,
La floraison de l'inutile et du très parfait rien
Qui aime
En ce jour d'hiver
Aussi fragile et pur que l'altitude et son danseur
Ton âme est un petit savon
Dans la lumière, dit-il
En traversant les heures.
Lave-le de lui-même
En lui-même
Et encore,
Jusqu'à trouver son âme.
La très légère et nue beauté perdue des heures
Scintille
Entre les doigts du monde.
Sais-tu que toi aussi tu es un chant ?
Dit-elle à l'étranger ?
Alors, il se souvient qu'il n'est
Personne
Et parle amoureusement à tout pétale
Un frêle instant cristallisé dans la lumière,
Aux papillons qui volontiers l'embrassent,
Même à ses ongles mis en poudre
Au mortier de l'errance,
Autant de fines et douces offrandes
En pluie d'atomes,
Comme le parfum nocturne des tilleuls
Réveillant l'âme
"Toujours la neige
improvisant la neige.
Des vitres entourant l'aube et l'invisible
Fleurit la solitude.
La main gantée de brume frôle en silence.
Mais n'es-tu pas toi-même
Un cerisier défleurissant ?
Dit-elle, à tout vivant qui l'interroge.
Sur le tapis de l'abandon, tous les pétales,
Une seule ondulation tranquille,
Obéissant à l'air qui les déplace
Et les redistribue
Par le damier du monde."
Marc-Henri Arfeux -Yoga Ramdas Mantra - éditions unicité


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 Revue Terre à ciel


Dans les sentiers du verbe : Les poèmes jardins de Véronique Saint-Aubin Elfakir

Il y a deux manières d’entrer dans un jardin : en franchir la grille principale, ou passer par un portillon latéral caché. Tentons cette expérience avec Jardin de mots que Véronique Saint-Aubin Elfakir a tout récemment publié aux Éditions Unicité. Commençons par le seuil : « Il y a ce poème,/ Jardin où tu touches terre,/ le peuplier d’un mot dévoile/ Son allée incertaine,/ Il y a cet éclair de l’instant/ Dans la chute d’un fragment. » (p.9). D’emblée, le poème est jardin, d’emblée il est cet « il y a » du toujours absolu, vivant instant d’intemporel que disent les mots entrelacés à l’expansion du végétal. Tout est donné comme une offrande en évidence, parole et jardin s’accordant au « tu » qui en reçoit le don et reconnaît cette vérité première. Liant le vertical aux sinuosités du sol par l’ « allée incertaine » - qui est autant celle du feuillage ascensionnel (j’allais dire flamme ou rivière) qu’un vrai chemin de terre, « le peuplier d’un mot » ouvre ce livre d’un dévoilement premier. Si le peuplier est un mot, le « jardin où tu touches terre » désigne aussi bien la réalité de l’humus nourricier qu’un asile spirituel déployé dans le langage. Aussi, le jardin verbal de Véronique Saint-Aubin Elfakir est-il aussitôt le lieu d’un retour et d’une naissance, l’ « allée incertaine » dessinant le mouvement d’une pensée sensible qui s’improvise pas à pas. L’éclair de l’instant, le fragment venu par sa chute, sont les révélations qui en résultent. Ce double dévoilement de l’allée et de l’instant, même par le léger déséquilibre de l’incertain et de la tombée, ou justement grâce à lui, est déjà forme d’un accomplissement. Le poème peut alors poursuivre son chemin d’éclosion : « Tu prends langue/ Au cœur des fleurs, rouges pivoines/ D’un désir épanoui./ Il y a cette tempête/ De langage/ Où tu cultives l’incertain. », (p.9). La voix inaugurale prend « langue » comme une plante ses racines, et c’est au centre flamboyant des pivoines et du désir que s’effectue cette incarnation, la langue étant effectivement chair autant que vibration. Le jardin du poème est donc pur devenir de l’éros verbal qui veut en lui la floraison. Il se gonfle de ses deux substances étroitement unies qui le font à la fois maison naturelle et cosmos de mots. Cette unité en miroir se laisse d’ailleurs lire dans la disposition même du texte où ne cessent de s’appeler et de se répondre les doubles, comme si poème et jardin se reflétaient l’un en l’autre. Ainsi, la formulation inaugurale « Il y a » ou l’adjectif incertain, deux fois donné, au féminin puis au masculin, comme si Yin et Yang, implicitement, s’y laissaient deviner. Et la plus belle fleur, précisément cultivée par le « tu » s’adressant à lui-même, est justement d’incertitude. Rien n’est jamais entièrement donné qui ne soit un pari, un risque assumé du poème en son jardin.

 

 

J’ouvre maintenant le livre à son milieu approximatif et accueille ce qui provient de ce hasard : « Juste un instant de l’être…/ Sur un parchemin de nature déroulée/ Un rêve de pierre et de feuilles sèches/ Comme un koan secret » (p.37). Comme toujours, le hasard fait bien les choses, puisque ce poème figure deux fois dans l’ouvrage : au centre et sur sa bordure extérieure, en quelque sorte de l’autre côté de son mur de clôture, dans la quatrième de couverture où il apparaît en qualité d’emblème de l’ensemble. Bien qu’il soit quatrain, mais un quatrain très bref et laconique, il a presque la forme d’un haïku dont il possède aussi l’étrangeté immédiate en sa simplicité, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles il est répété en deux lieux différents du livre. Avec lui, le jardin se réduit à l’essentiel : quelques signes et quelques formes sèches où la nature est support d’écriture, songe minéral et végétal d’automne ou d’hiver, sans la luxuriance des pivoines (au demeurant si souvent présentes elles aussi dans la poésie japonaise). Ce rêve parchemin reçoit une empreinte, celle d’un simple « instant d’être », moins qu’un signe d’écriture, ou plus, dans une sublimation de tout tracé et de toute parole, les mots rémanents du texte qui en fixent la présence se résorbant dans celle-ci par le « il y a » implicite de ce presque mantra, à peine prononcé mentalement. Le poème se limite au très peu d’éléments qui le constituent et le soutiennent, sur la lisière de l’immatériel, à la manière des koans, ces énigmes zen qui possèdent l’aptitude, par leur sidérant mystère, de stimuler l’éveil. Mais c’est ici un koan au second degré puisqu’il se renforce d’un secret. Faut-il entendre une énigme dans l’énigme, comme un infracassable noyau d’indicible ? Un koan plus énigmatique que tous les autres ? Un koan caché au centre du poème et dont seule la forme pure, évidée par le nom, manifeste la substance ? Ou bien, l’équivalent non verbal d’un koan donné dans la seule apesanteur de l’instant ? L’être lui-même, soudain réverbéré dans la sobriété de la langue, en quelques vers évasifs ? Tout cela sans doute, mais, selon la logique des koans, de façon flottante que n’épuise nulle solution. 
Le poème, en tout cas, est toujours patience d’un double chemin dans le frémissement du sensible et la très fine trame ontologique du monde : « Sur un sentier de vocables/ L’intensité d’un être au monde// Cueillir l’apparition// Le mot est une fleur// L’immensité du nom/ Un morceau de ciel » (p.19). De nouveau, le texte se réduit à l’essentiel, laissant habiter le vide et résonner par lui chacune des devises qu’il formule, affirmations d’être, préceptes, définitions, comme les atomes d’une sagesse révélée par visions successives, encouragées les unes par les autres et simultanément autonomes comme des pétales à la surface de l’eau qui les emporte - mais non pas vainement car un trajet se tisse qui va du « sentier de vocables » à « Un morceau de ciel ». Tout à l’heure, la méditante touchait terre, et maintenant, elle s’élève graduellement vers l’immense, dans un double mouvement d’ouverture et d’accueil, si bien que l’espace et le fragment viennent s’ajuster l’un à l’autre. Au milieu est le mot fleur, non au sens mallarméen d’ « absente de tout bouquet », tout au contraire dans la mesure où ce mot participe justement de la nature fleur, tout comme la langue s’incarnait déjà dans les pivoines. Il est une éclosion, un cosmos complet, une expansion unifiée à partir de son centre (faisant aussi songer à l’ouverture d’un éventail, l’une des figures symboliques récurrentes de l’ouvrage), et c’est pourquoi il donne accès par le « nom immense » au tesson de ciel prélevé dans l’étendue illimitée de l’azur. On ne peut manquer de remarquer que cette assomption dans l’être suit une courbe de valorisation linguistique des simples « vocables » jusqu’au « nom » en passant par le « mot », comme si se révélait et se disait graduellement le pressentiment d’une présence. A l’image du jardin, qui est en soi totalité rassemblant l‘infini monde dans sa clôture, le poème détient l’immense par le fragment. On songe à la pensée dont toute l’ambition, selon le philosophe Gilles Deleuze, est de rapporter dans ses filets un petit morceau de chaos, mais ici, il ne s’agit pas de capturer la réalité tumultueuse des phénomènes dans les mailles des concepts. On devine que le poème ne dispose ses mots que dans le but bien plus profond de refléter et d’être, d’accorder son effort d’expression à la vie pure et de se laisser devenir en elle pour mieux atteindre sa propre vérité changeante.

 

 

Cette vertu participative explique pourquoi l’écriture poétique de Véronique Saint-Aubin Elfakir épouse si aisément les formes mouvantes du monde. Entre elle et lui se glisse bien plus qu’un jeu analogies. L’errance d’exister dans le scintillement spirituel de l’écriture et les métamorphoses élémentaires qui ne cessent de traverser les présences sensibles sont les deux faces d’une même réalité où se joue le mystère de l’être : « Des volutes de phrases aux éclats incertains/ Déambulent sous le ciel/ Dans le vacillement des mots/ Paysage de sable et de roches » (p.23). Comme le précise la présentation du livre en quatrième de couverture : « Les mots ici tentent d’exprimer l’indicible qui est l’essentiel pour renaître au monde. Peu à peu le lecteur éprouvera pleinement que c’est dans le ressenti que tout se dévoile, que prend forme le langage comme un chemin de connaissance vers soi. » L’intime et la chair du monde sont en effet liés par cet appel. Le même poème se poursuit d’ailleurs par ces vers d’affirmation fragile : « Cette terre poétique vaste/ Lacunaire/ Brisée/ Comme ce corps désirable de l’amour/ Dans le blanchissement du temps » (p.23). A nouveau se dialectisent l’immense et le ténu, mais cette fois par l’intermédiaire du manque, de la fragmentation et de l’insurmontable dualité à l’image de celle des corps et des êtres. La parole oscille entre l’expérience de l’expansion poétique inhérente à la terre, et l’usure temporelle qui blanchit d’avance le corps de l’amour, si bien que le mouvement d’amplification cosmique s’accompagne d’un extrême sentiment de solitude et de précarité. Le poème s’efforce d’unir et de faire renaître les éléments du monde, sans obtenir, une fois encore, de certitude, comme on le lit en filigrane dans les derniers vers : « Lapidaires lueurs/ Blessures recousues/ Sous l’incantation/ Verbale de la vie/ Mousse herbe chant/ Abandon… » (p.23). Au lieu du jardin floral qui lui donnait sa pulsation rouge, le poème, devenu chant d’invocation et de conjuration, s’identifie désormais aux plus modestes formes de la vie végétale, mais aussi les plus tenaces : la mousse et l’herbe. En territoire d’abandon, ne faut-il pas ces vies patientes et minuscules qui en dépit de tout continuent de s’exalter ? Même là où l’incertain gouverne et semble céder la place au vide, demeurent pourtant cette herbe chant et cette mousse poétique qui évoquent à la fois les jardins secs des temples japonais et les espaces désolés des régions nordiques ou des hautes montagnes isolées. Des « Lapidaires lueurs » à l’ « Abandon », le poème dit cet ostinato menacé qui ne cesse pourtant de lancer son signal, comme un phare dans le brouillard.

 

 

Cependant, « Il suffirait d’une tige/ D’un presque rien/ Comme une porte d’entrée » (p.31) pour que poème et vie redeviennent possibles. La germination et la croissance de l’être végétal le plus mince est déjà promesse de tout un jardin dont le seuil s’ouvre d’avance. En effet : « Des vacillements du monde/ Surgit un poème tremblant/ Suturant la faille des jours/ Un chemin d’herbes folles/ Tous ces clairs obscurs/ De la route » (p.27). Le poème est à la fois un acte guérisseur et le libre tracé exubérant d’une nature restaurée. Il en épouse intimement les cycles et la substance, lui donne son axe et la rend à sa vocation première de jardin où le sens redevenu mouvement est vivante ouverture : « Un bourgeon surgit soudain de la blancheur/ De la page/ et tout recommence… » (p.27). De fait, le livre tout entier se fait jardin bruissant que le lecteur peut explorer, où l’émotion le gagne de page en page quand soudainement il assiste à cette renaissance : non plus seulement la ferveur d’un espoir, mais le don miraculeux d’un bourgeonnement. La blancheur initiale de la page est donc parfait silence permettant cette métamorphose, mais aussi, de manière presque invisible, délicate allusion au passage de l’hiver au printemps.

Délicatesse est bien le maître mot de ces poèmes dont les vides ne sont pas toujours signes muets de blessures et de manques. Ils apportent aussi les intervalles d’une pure transparence aérienne où se déploient finement les présences et les mots : « Les bouleaux blancs se balançant/ Dans le vide/ La balafre d’une hirondelle / Dans le ciel » (p.29). Ici, c’est l’oiseau véloce qui est balafre dans l’espace d’un ciel que son rejet au dernier vers laisse immense et intact. Ainsi comprise, l’entaille de l’oiseau est davantage la fulgurance d’un signe qu’une simple déchirure. Le fait est que la balafre n’incise le temps que pour restituer sa place à une mémoire conjurant la perte, plutôt que pour meurtrir : « Quelques silhouettes sépia/ Qu’une soudaine musique fait ressurgir/ L’écho de mille pertes/ Dans l’isba de l’enfance/ La mémoire est un éventail d’argent/ Qui fige le temps/ Le souvenir est l’onguent de nos solitudes » (p.29). La grâce de ce poème est que nous n’en saurons pas davantage. Quelques traces à peine posées à la surface du langage, impondérables et mystérieuses, comme doit l’être le souvenir quand il revient sur la paume du temps soulager l’âme du fardeau présent qu’elle affronte. Tout vient de loin, non d’un jardin cette fois, peut-être d’une forêt, et bien sûr d’une maison, mais irréelle par son nom d’isba qui nous emporte à lui seul vers un monde magique évocateur des contes et des légendes de notre prime jeunesse, un pur emblème universel de l’asile, comme la maison des musiciens de Brême où toutes celles, rêvées ou jouées, qui habitent encore en nous, à l’instar de la maison natale de Pierre Seghers : « Un nom que le silence et les murs me renvoient,/ Une maison où je vais seul en appelant/, Une étrange maison qui tient dans ma voix/ Et qu’habite le vent » (Le Temps des merveilles, Editions Seghers). Dans le poème de Véronique Saint-Aubin Elfakir, ce n’est pas une voix qui s’élève, mais une musique faisant « écho de mille pertes ». Qu’elle soit maison natale où le poète déambule en appelant une âme tutélaire, ou bien « isba de l’enfance », la maison des origines, réelle ou imaginaire, est toujours une absence capable de hanter durablement. Mais celle de Véronique Saint-Aubin Elfakir est aussi un « onguent » appliquant sa vertu cicatrisante aux béances de la vie. La fin de ce poème confirme la métaphysique de la délicatesse de manière particulièrement subtile : « Cela fut comme un matin/ Irrévocable/ L’existence, Un labyrinthe de signes/ Des taches de lumière/ A glaner/ Motif infini d’un tissage délicat ». Les êtres et les présences sont en effet à peine disposés à la surface infinitésimale de la parole. Un par un, ils participent du « tissage délicat » de celle-ci, donnant à la poésie cette légèreté de membrane translucide capable de capter les souffles, les gouttes et les reflets, d’unir tous les dédales du sens aux floraisons de l’être.

 

 

C’est pourquoi les mots participent d’une double nature florale et évidée - mais d’une façon toute substantielle qui leur donne profondeur et densité : « L’iris d’un mot/ Comme une entaille de couleurs/ Pupille d’un regard ouvert/ Sur l’horizon », (p.35). On observera qu’une fois encore, au lieu de longues périodes lyriques, Véronique Saint-Aubin Elfakir préfère poser un à un quelques noms, comme des pétales ou des baies formant au sol ou sur l’eau d’un bassin une composition calligraphique éphémère. Ce qui n’empêche nullement dans le même poème que la pupille du mot soit aussi « Passante d’un étrange printemps/ Au bord du fleuve du langage », ni que « L’émotion palpite ». Délaissant tout effet rhétorique, la tresse de langage préfère jouer d’échos à distance pour constituer ce courant verbal, notamment par des jeux d’allusions, comme celles qui conduisent de « L’iris d’un mot » à la « Pupille d’un regard ouvert », pour s’ouvrir à la fin du poème sur l’ensemble d’un visage : « Syllabes en partance/ Le reflet d’un instant sur un visage/ Déployé. » Comme l’iris initial, le visage est fleur épanouie. Son unité provient d’un mot voyant aux vertus chromatiques et émotionnelles, capable de fixer le devenir universel en cette expansion parfaite qui relie le poème à lui-même. Ailleurs, le pouvoir des mots permet qu’un autre visage issu du passé se reforme et reparaisse : « Un visage effiloché par le temps/ Surgit/ Au détour d’un sentier », (p.45). Souvent, on le remarque par exemple dans ces deux poèmes, Véronique Saint-Aubin Elfakir isole un mot nodal à l’instant précis de son exacte radiance dans la trame de la parole. C’est le cas du participe passé « Déployé » qui vibre presque comme un substantif dans la stase d’épanouissement final qu’il donne au poème. C’est également le cas de « Surgit » dont se trouve de cette façon renforcée et soulignée l’essence d’apparaître soudain. L’art d’être jardin est bien là, en ces éclosions subites qui font de l’ensemble du recueil un livre des manifestations infinies, sans cesse relancées dans l’aventure du langage : « J’écris pour capturer/ Le souffle de l’instant/ Je suis redevable à chaque mot prononcé/ D’une somme d’existence/ J’écris/ Cet éventail entre vide et présence/ Ce paravent d’ombres et de lumières/ De l’existence », (p.65).

Texte, photographies et œuvres éphémères in situ au Parc de la Tête d’Or de Lyon :
Marc-Henri Arfeux


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