Nuno Judice


Et si un vers pouvait changer notre manière de voir le monde ? C’est sur cette interrogation que s’ouvre le recueil de Nuno Judice, poète, essayiste et romancier lisboète. Cependant, le poème ne saurait tout dire car son essence « ne peut que résider dans la fragmentation d’un absolu qu’un Dieu incertain lui légua, où chaque strophe devient « un rêve d’éternité oublieuse ». La seule ontologie du poète est donc celle portée par les mots : « ce sont des mots féminins, la mort, l’eau, la lumière, la couleur, et chacun d’eux frémit quand nous les lisons, comme l’arbre que le vent anime d’une vie secrète. » Le poète devient alors ce collectionneur de paroles « dont le murmure se confond avec le vent, les épinglant sur la page » et qui ne brillent « que lorsque la lumière du vers les effleure. » Entre angoisses diurnes et moments d’abandon, le corps aimé devient un dernier refuge : « Et je guette l’autre côté, dont le paysage s’éclaire de la forme de ton corps. Vallées et collines où s’écoulent les rivières invisibles de l’amour. » Face à cette « clairvoyance du soleil » contre lequel « battent les oiseaux » surgit le souvenir ancestral d’une oasis de féminité et de beauté pleurant la chute d’une fleur :

Chante, comme une ombre, une ville
Qui n’existe plus ; et ses vers s’adressent
A la plus belle femme du monde, de
Qui ne sont restés aucun autre souvenir
Ni portrait. Mais peut-être que ses mots
Nous suffisent
Pour deviner le paradis :
Des palais où l’eau courait dans les patios,
Et la chambre où l’aimée découvrait son visage,
Devant le miroir, résistant au soir
Qui la poussait vers la terrasse,
Et les rires complices de son amoureux,
Feignant d’ignorer ce poète qui la poursuit,
Comme une gazelle, tentant de la saisir
Sur la page. Là, blanc sur blanc
Et noir sur noir, délivrée de l’éphémère
De la vie, et je vais la rencontrer : sans nom
Ni âge, fleur pérenne
Dans le jardin sans hiver des amants. »
ART POETIQUE
L’air est gorgé de paroles ; et
Même celles qui se perdent au loin dans les
Murailles, celles qui tombent dans l’automne
Comme les feuilles des arbres, celles
Qui se noient dans le marais des indécisions,
Laissent dans l’air leur écho. Ainsi,
Le poète suit son destin de collectionneur
En les recueillant, même celles
Dont le murmure se confond avec le vent,
Les épinglant sur la page, où elles s’agitent,
Frémissent au souffle de la voix,
Ou alors acquièrent la dureté du marbre, ne brillant
Que lorsque la lumière du vers
Les effleure. »
Nuno Judice – Le mouvement du monde – Châtelineau, Le Taillis Pré, 2000
Note parue dans la revue en ligne Terre à ciel - Véronique Elfakir
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