Genevièce Clancy entre ombre et lumière


Dans un de ces recueils, Geneviève Clancy [2] , semble donner elle-même la définition la plus juste de la singularité de son style et de sa quête : « Tous les témoins ont parlé d’elle comme d’une écriture allant de l’infini à la chair. Quelle est cette rumeur qui avertit de la perte que porte en elle la parole dans le combat du silence et du temps ?  » [3] Sans cesse, ses écrits interrogent notre fugitive incarnation vouée à la séparation et à l’incomplétude mais habitée par la quête de l’unité comme un impossible envol. Cette aspiration permanente entre abstraction et temporalité crée une tension permanente ou un déchirement qui ressurgit à chaque page. Si la totalité reste inatteignable, nous ne pouvons, pense-t-elle, en saisir que quelques éclats contradictoires. Ces lueurs ne sont que l’ombre projetée d’une lumière qui nous reste inaccessible mais qui hantent l’œuvre comme sa part d’indicible.

Pour atteindre cette part d’infini, il faudrait pouvoir s’affranchir des images et n’être plus que pure vision sans intermédiaire. Afin de libérer en quelque sorte cette part d’inconnu qui entoure toute chose, comme un halo : « Lorsque le poème capte un fragment du passage des choses, il entoure son énigme d’un trait de lumière. » [4] Les mots portent la trace de cette aspiration permanente à la « voyance » tout en étant voués à une irrémédiable impuissance. Jamais ils ne peuvent coïncider avec la chose elle même. Si les mots « ne consolent » pas, ils témoignent cependant de ce que G. Clancy nomme « la présence », et donc de notre « être au monde » à la fois tragique et radieux : « Entre les plis d’effroi et de peines du monde quotidien, le poème peut redonner sa puissance de lumière à un arbre, une étreinte parce qu’il délivre le réel sans y superposer une autre vue. C’est cela rétablir la présence par l’éclair où l’image fait être la profondeur qu’elle appelle. Là s’engendre une autre histoire qui perd sur le temps pour devenir immortelle.  » [5]

L’usage de la métaphore ou de l’aphorisme, vient pulvériser ou atomiser le sens, dans l’espoir de frayer un passage vers cette part d’inconnu qui entoure notre réalité. Ainsi, elle préfère au triomphe de la signification, « Le vol descellé des fragments sur le sens  ». En cela, elle semble renouer avec ces temps premiers où la philosophie ne se séparait pas de la poésie, ce dont témoignent les présocratiques et notamment Héraclite. Nietzsche par la suite reprendra à son compte cet héritage originel. En effet pour lui le concept n’est que la trace d’une métaphore oubliée. En ce sens, toute théorie n’est en définitive qu’une fiction.

De sorte que seule l’obscurité, ce que G. Clancy nomme « la nuit », pourrait peut être nous rapprocher de ces vertigineuses profondeurs vers lesquelles tendent l’œuvre : « Le poème se fait passeur d’une énigme où la parole univers de l’Etre élit le mot non pour son sens mais pour sa nuit. La nuit des mots écoute originaire où s’entend rêver la profondeur des mondes... En nuit l’océan prend la parole par notre intimité première avec l’illimité, il énonce sa profondeur comme un manifeste de l’insondable (…).  » [6] Mais « ce bord de nuit » de la pensée peut-il être réellement atteint autrement qu’à travers notre propre disparition, sorte de point-limite qui hante le poème comme la face cachée d’un Réel impensable. De sorte que le poète ne peut que témoigner de cet insondable et originaire mystère qui nous habite dont il se fait « le passeur » ou le témoin : 
« La part de l’invisible est peut être cette minceur du verbe d’où l’on voit l’arbre et la tombe mêlant leurs fruits. Le témoin parle :

  • de l’aurore obscure de l’oubli
  • de la terre entre miel et mort
  • de l’impossible nudité
  • de la brûlure
    Du cercle sur l’éblouissement du voyage »  
     

Le signe ne serait donc qu’un palier vers « l’inconciliable » qui nourrit une sorte d’errance sans fin : « Quel nomade dessine la frontière des choses ? Larmes liées aux larmes que l’homme porte du désert au fleuve et l’on parle de ce ciel caché sous la chair et qui efface l’âge des espaces. » [8] De sorte que la parole poétique ne peut être réellement chez elle, nulle part. L’étranger ou l’étrangeté est son lieu. Du soleil, nous ne connaissons que son ombre projetée qui dessine les contours de ce monde sensible qui est la seule réalité que nous pouvons approcher. Le reste en définitive porte le mystère de la question : « On ne voit pas la lumière mais ce qu’elle distingue, en cela le signe est l’ontotélie du poème. » 

Portant la nostalgie du « Tout », l’écrit tisse à travers blessures et absence, la trame de nos vies entre incessante métamorphoses et pertes : «  Sans doute faut-il réapprendre à lire les fleuves, la clarté des sources, l’émotion du vent et de l’arbre pour prendre la mesure des effacements et des absences qui font l’obscurité de notre devenir  » [10] L’unité ne peut, en définitive, s’atteindre qu’à travers les visages changeant de l’altérité qu’interroge inlassablement la parole poétique dans son épiphanie : « Il y a cette coupe de temps où l’avenir se suspend pour laisser voir le Tout. Puis le poids revient sur l’éveil nous rendant à la nostalgie.
Est-ce la présence ?
Il y a cet appel mélancolique qui monte de la beauté, écho de nos peurs à briser les attaches des rêves qui ont perdu la mémoire du vol.
Est-ce la présence ? (…)
La présence, passeur traversant les formes pour délivrer les profondeurs qu’elles retiennent…
 » 

Entre ombre et clarté, inlassablement, G. Clancy n’aura donc jamais cessé d’interroger cet espace intermédiaire où toute chose se donne à lire à travers le miracle de son apparition : « Quelle entre-lumière disperse les lignes de blessure, comme pour celer l’œuvre d’écriture où vivre soit ce qui le lie au tragique ? » [12] La nostalgie de l’unité qui hante l’œuvre ne peut nous faire oublier que nous n’existons que dans l’espace de la dualité, de la contradiction. De sorte que la pure beauté serait en quelque sorte sans médiation, à l’image d’un monde guéri « de l’attente et de la séparation. » Cette pensée de la limite ou du seuil éclaire encore notre chemin de ces saisissantes et inoubliables métaphores où « l’œil dans la nuit devient soleil » à travers « La marée haute des passeurs d’infini » : « Elle parlait de cette manière d’errer à l’accueil des choses, de toucher l’âme comme une pierre dans l’arbre, de fixer l’immobilité torride de l’horizon sur les ombres d’amant, d’entendre le poids de la lumière, de traverser le devenir dans ses figures hissés d’éternité visible. » 

Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel

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