Roberto Juarroz – Poésie et création – Paris, Joseph Corti, 2010

Pour Roberto Juarroz, définir la poésie s’avère aussi vain que de tenter d’expliquer la vie, comme il le définit dans un entretien accordé à Guillermo Boido où il a toutefois accepté de témoigner de son expérience de création. Dans le sillage d’Eluard, le poème consiste pour lui à donner à voir, à montrer ce que la quotidienneté nous dissimule, ce que nous cache l’inanité de notre existence. Il s’agit alors de suggérer les choses, de les faire entrevoir, de faire en sorte que les choses « soient présentes par leur absence ». Car nous vivons entourés de mystère et d’antithèses, " aimer quelqu’un c’est aussi ne pas l’aimer, vivre c’est mourir, penser c’est ne pas pouvoir pénétrer cela même que nous pensons.  » De sorte que le visible n’est qu’un seul aspect du réel qui s’avère beaucoup plus vaste et énigmatique que toutes nos vaines définitions. Si la poésie alors n’offre ni réponses ni solutions, elle nous propose toutefois une forme de « compagnie pour la vie. »

Dans sa tentative d’exprimer l’impossible même, elle se situe d’entrée de jeu comme un mystère et un paradoxe. Ainsi l’expérience poétique se situe toujours aux limites de la condition humaine : l’abîme, l’absurde, la mort. Elle voit au-delà des apparences. Si « le langage est la demeure de l’être » comme le définissait Heidegger, les poètes sont les gardiens de cette maison et la poésie est la fondation de l’être par la parole. Pour Juarroz si la poésie est indissociable de l’expérience vécue, « elle en constitue une forme et sans doute des plus hautes sinon la plus haute de l’intensité ». Ainsi définit-il la poésie comme « une explosion de l’être sous le langage ».

Co-naître devient alors « naître avec ce que l’on connaît  » en un processus actif de re-création permanente. Le poète serait alors un médiateur de forces inconnues et c’est à travers une sorte d’ascèse qu’il peut capter le Réel et le dire. En ce sens elle ne peut résulter que d’un « sentiment déchirant d’incompatibilité avec le monde frôlant parfois la folie  » où l’homme « ne se sauve ni ne se perd/seulement parfois il chante en chemin.  » La poésie n’est donc pas pour Juarroz un don inné mais un éveil permanent. En ce sens aucun poème ne peut véritablement s’achever. La caractéristique de la poésie étant toutefois de « porter la parole à l’extrême d’elle-même, à son ultime possibilité de configurer, de créer ou d’exprimer quelque chose. » Elle constitue pour lui « la plus grande plénitude de vie » à laquelle il puisse accéder et son identité même. Comme le tango, elle manifeste deux ou trois sentiments fondamentaux de la condition humaine : « celui de la perte, de l’inaccessible, de la soumission de l’homme à l’incomplétude, sous toutes les formes liées à l’amour, à la mort ou au passé.  » Ainsi se réfère t’il à ces vers du poète Porchia : « Proférer la parole, seulement quand la parole nous a vaincus. » Car il n’y a pas de plénitude possible, seuls les manques où les failles peuvent en définitive s’énoncer pour que filtre toute la lumière du monde envisagée à travers un regard humain.
La poésie constituerait donc une « sorte de saut par-dessus tout par la parole » qui vient porter cette expérience de l’être à son incandescence : « La poésie est une forme d’inversion des choses pour découvrir leur réalité profonde (…) La réalité est contradictoire, nous offre une apparence qui est probablement le contraire de son essence. C’est pourquoi nous devons retourner les choses. » Elle tente inlassablement en quelque sorte de « saisir un au-delà de la parole. » De ce fait, elle serait toujours impliquée dans des sortes de situations-limites où l’homme se trouve mis à nu, abandonné et que cet abandon, cette fragilité constitue le fonds de toute chose… Au delà de toute signification il s’agit de créer un poème comme « l’on plante un arbre » et ainsi témoigner d’une indéfectible présence : « Créer quelques paroles non pour dire / mais simplement pour les contempler / comme si elles étaient des visages / de créatures nouveau-nées de l’abîme. // Créer ces paroles / avec l’ardente gratuité d’un feu sans usage / brûlant tel un miroir hypnotique / de notre propre gratuité fondamentale / créer ces paroles /uniquement pour que le feu continue/comme si une/mer inexistante/attendant à la fois/des poissons qui n’existent pas/et des vagues qui cependant existent. » Car le poète ne s’adresse pas à la société mais à l’homme dans sa solitude essentielle, d’être à être… Ainsi son unique mission est de sauver cet être essentiel au moyen de cette parole essentielle que constitue la poésie qui ne constitue jamais qu’une sorte de métaphore incomplète ou tronquée du monde : « Le monde est le second terme/d’une métaphore incomplète/une comparaison/dont le premier terme s’est perdu./ Où est ce qui était comme le monde ?/S’est-il enfui de la phrase/ou/l’avons-nous effacé ?/ou bien la métaphore/a-t-elle toujours été tronquée ? »

Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel 


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