Note de lecture revue Terre à ciel- La démarche poétique- Jacques Sojcher- 10/18
Comme la philosophie, la poésie naît d’une certaine forme de présence au monde qui s’origine dès l’enfance d’un sentiment d’étonnement et de questionnement. Cet étonnement serait une sorte de symbiose entre effroi et émerveillement ou une guérison de l’inquiétude par l’enchantement. Le poète refuse la dévitalisation de la vie et veut réenchanter le quotidien.Au cœur de la question cependant réside l’impossible. Celui qui questionne vraiment sait qu’il n’y aura jamais de réponse :« Chaque mot devient le centre d’un mystère qui entraîne plus loin sur le chemin du questionnent. »C’est le maintien dans la réalité du ferment poétique qui l’exalte, la révèle, la raccorde à sa cohérence unique. Pas de culture sans risques et sans le scandale de la liberté. Il y a lieu, pense Rilke de se détourner de l’utile et pour René Char : « Le poète est la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés ». Ici se manifeste le désir de ne pas réduire l‘homme, de lui rendre le pouvoir de séjourner autrement dans le monde. Le langage banalisé établit une sorte de pseudo-communication et de pseudo-vie où l’illusion et le factice prennent figure de vérité, où la parole ne reflète plus que nos calculs. On parle, on possède pour ne pas penser, pour ne pas entendre le silence éloquent de notre finitude. Dès lors que la question se déplace de la nature des choses à leur présence, elle se délivre de son besoin de réponse et pour la première fois peut-être regarde vraiment la vie.
De sorte que la récompense d’une question portée jusqu’au bout est l’entrevision de la présence. La création poétique est ce « mystère de l’être qui se fait image [1] » et cet éclat de la présence ne peut jamais être un séjour mais le chemin d’une nouvelle rencontre. Cependant poésie et vie ne sont pas séparables, leur aire commune est la transfiguration ou la métamorphose. Ecrire devient peu à peu pour le poète le sentier d’une déperdition et s’ouvrir à l’espace de l’œuvre, c’est oublier le « je » qui devient « l’Autre ».
La poésie nous conduit jusqu’à voir et aimer les choses mortelles dans et pour leur finitude, la nescience qui dispense de réponse. En ce point s’accomplit « la transmutation du dénuement en bien » selon René Char mais à peine cet évènement a-t-il lieu (« un oiseau a chanté dans le ravin de l’existence, nous avons touché l’eau qui eût calmé notre soif ») que déjà « l’approche de l’instant est redevenue notre exil », la présence s’est convertie en exil.
La poésie dévoile, dans le retrait de la métaphore, la relation qui, toujours plus loin, accorde. Le poète, en imaginant, dit les contraires réconciliés dans l’unité unifiante du poème. L’image intègre sans les réduire l’inconnu, l’illimité, l’étranger. Elle est le réceptacle du mystère, la sauvegarde du sacré. Le poème alors devient chant et célébration : « être ici est une splendeur », disait Rilke.
La création poétique, c’est l’être ajourné, dont l’ajournement est le visage visible du jour. Puis vient midi qui aveugle et minuit qui retourne l’œil, présence qui renvoie à l’absence, au nouveau cycle du jour et de la question, de la spirale qui rapproche et éloigne, dans un vide de normes et de prises qui pourrait être la beauté : « Que saisir sinon qui s’échappe, /Que voir sinon qui s’obscurcit, /Que désirer sinon qui meurt,/Sinon qui parle et ses déchire ?.../Parole jetée matérielle/Sur l’origine et la nuit ? » demande Bonnefoy. Le poème se présente sous la forme d’un consentement, d’une reconnaissance, d’un accueil de l’origine dans un lieu qui n’est plus l’espace usuel et qu’on appelle ici « le vrai lieu ». Ce vrai lieu, c’est l’espace intérieur du monde, le lieu de l’intégration des multiples. Il ne se conçoit que dans et par l’errance, qui est peut-être l’erreur – mais il n’est pas de pureté ni de chemin réel sans cette possibilité de l’ultime échec. C’est pourquoi Bonnefoy peut dire que « l’angoisse du vrai lieu est le serment de la poésie ».
Et telle est l’épreuve de l’absence, laquelle voue l’image, elle retire du monde et du langage de la démonstration, de l’explication, de l’intelligence superposée aux choses, pour amener vers le lieu de la monstration, où le geste simple et entier de l’apparaître peut s’accomplir, où le regard regarde, où le cœur raccorde et la parole parle : « Peut-être que l’instant est cette occultation du regard, qui détournant de l’habitude, de la convention, de la lassitude, ouvre à la lumière de l’inexplicable quotidien, à la simplicité inconnue de l’air, à la tautologie de la présence. Peut-être que dans l’aveuglante lueur de cet instant, se prépare l’évidence d’une nouvelle parole, la transparence du langage de l’être. (…) Avancé dans l’instant de la fermeture de la paupière, dans la répétition de l’aube, « Peu à peu toute joie devient nue. /On avance dans l’arbre complexe du voir…/ Peu à peu on apprend à écouter / Quelque part la chute du jasmin. »
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