Quand l’intensité recouvre
De ses cristaux
Ce blog est consacré à l'écriture poétique : poèmes, articles, notes de lecture. Il se veut collaboratif et ouvert au partage. Les textes ou articles peuvent être envoyés à l'adresse mail : veronique.elfakir@gmail.com
ô Châteaux – Denise Le Dantec – Les éditions Sans Escale, 2022
Le recueil de Denise Le Dantec s’ouvre sur le resplendissement d’une rose et la matière de neige de la page d’où surgit la promesse incessante d’une floraison à venir et d’un ruissellement de lumière. Ce « graphène irradiant » est pour elle la définition même de la poésie portant cette interrogation d’une coïncidence possible entre les mots et les choses décrites ou parcourues : « Crois-tu que la parole et les choses parlent la même langue ? » Le vocable devient alors « ce flocon mimosa » tourbillonnant dans l’espace du texte comme l’envol possible de la parole. D’énigmatiques inventaires émaillent le texte comme surgis de l’espace diurne d’une sorte de rêve éveillé d’où émerge parfois quelques images délicatement incongrus ou ironiques tels ces patineurs dansant sur un médaillon de glace « en discutant du cogito ». Ainsi se dévoile la profondeur tragi-comique de l’existence : « Les gens ont des préoccupations extrêmes/Leurs propositions tombent/dans des plaidoyers d’argent/L’argent existe en de multiples couleurs. » Mais loin de toute pensée désincarnée, la réalité sensible reprend vite ses droits et ne cesse de surgir tout au long du recueil : un robinet qui fuit, une liste de course… Il est rythmé sans cesse par cette alternance de métaphores surréalistes et de détails du quotidien. Cet art du paradoxe et de l’aphorisme scande le texte pour le porter à l’incandescence d’un réel toujours à revêtir des voiles de la fiction pour être habitable : « Nous désherbons 10 000 mots par jour/jusqu’à la touche finale ». Le surgissement des mots précède ainsi celui des choses pour les revêtir d’une nouvelle dimension : surréelles en quelque sorte, en une sorte de démultiplication de la vie par l’écriture : « le ciel les étoile éparpillées les feuilles de saule/un rayon dans les balises d’arbre/que dire du monde argenté ? ». L’énumération d’une vie parcourue déroule ses incessantes volutes : « J’ai regardé la lune/les fleurs célestes/les nébuleuses/les flocons ». De l’écriture toutefois naît un incessant pouvoir de recréation : « Tu traverses les dimensions du texte/Tu donnes au papillon des ailes jaunes et vertes » où il nous faut « respirer à travers la rose » en ces jours d’été « où le poème est comme un lac ». Ainsi sans fin se déroule la parole où « ce qui est dit reste à dire », jusqu’au bout pour nous qui ne sommes que des êtres de langage, comme si les mots étaient l’ultime refuge habitable où notre seule certitude est « que nous sommes quelque chose du monde » en cette « pacotille de nos vies ». Ainsi persistent ces quelques paillettes recueillies au bout de la route comme des éclats sauvegardés de l’existence par l’écriture où seule la gratuité de l’art subsisterait comme une gratitude : La brume monte du lac avec le vent/ -Les années aimées/-des êtres et des choses/ incomparables. /dont je me souviens (…) – Comme une forme qui/s’émeut dans ce qui s’efface/Et quand je cherche/je sais/que/je tiens encore ta main. Le recueil se clôt sur une promesse d’été où les fleurs abondent et les mots montent haut, une vie sauvée par le poème et sa moisson de sensations ainsi recueillie en un bouquet généreusement offert : « Les oiseaux ont des ailes presque rouges/Tu as repris tes jambes de fillette/un doux passereau se pose dans ta main rugueuse/ (…) entendre voir goûter/ la jolie pêche mûre, difficile de ne pas la désirer/ (…) Tu laisses parler les mots/Tu déclares reine la syllabe.
Extrait
« Aujourd’hui
Jour de janvier
Entre moi et les roses
Par resplendissement
J’entre dans la lumièreLe cahier où j’écris
S’ouvre en fleur
Qu’on dirait matière de neigeBlanc archaïque de la page
Graphème irradiant
Que je ne saurais décrireCeci est poésie
Suppose
Que ton cerveau soit un soleil
Et le reste de ton corps, une merveille de petite villeSuppose
Que ton poème soit une pièce assez grande
Pour loger ta famille, et même ses fantômesSuppose
Qu’on fasse faire de ton corps
Un arbre, un morceau de verre, une étoile dans la boue
Ou un animalSuppose
Que tu n’aies qu’une seule image de ta mère,
Celle où elle se tient sous un chêne
Et où sa bouche retient le vent
Comme une ampoule retient la lumièreSuppose
Que la poésie soit une transaction sauvage,
Et que ta douleur, tu la portes
Dans une petite valise de bois.
Véronique Elfakir
Françoise Sérandour – Le chant de l’oiseau : Secrets d’enfance – L’Harmattan, 2022
Ce recueil évanescent évoque des éclats de lune, la chute d’un pétale, l’ouverture de l’éventail de la vie. Citations, réflexions, souvenirs, wakas s’entremêlent avec pour fil conducteur la quête de la beauté transcendant la douleur. De la même façon, l’imaginaire nous ouvre les portes salvatrices d’une autre réalité aussi éphémère qu’un tourbillon de sensations où seule la fleur semble consolatrice. L’écriture s’avance en réparation de cette déchirure d’exister et c’est à partir de ce manque que nous pouvons créer : « De la sorte depuis la Brisure je dois écrire, écrire encore plus, plus haut, raconter et re-coudre les blessures des êtres chers, dire l’existence entre poésie et prose poétique, en Solitude ou à plusieurs voix. »
La poétesse avance telle Eurydice retrouvée ou à l’image de Dame Isé, référence constante dans le recueil, caressant la perle de ses rêves pour mieux sublimer l’éphémère existence. Là au-delà de l’impermanence, le temps et l’oiseau forment le passage. A travers le poème, la temporalité et l’espace se réaccordent pour une nouvelle présence à soi qui s’ouvre à travail l’éveil des sens et des senteurs. La poésie se fait alors parfois peinture.
Ainsi « la chambre de cristal » de l’écriture fait résonner les voix perdues de l’enfance en une sorte de mythique jardin d’Eden que chaque éclat de texte viendrait ressusciter pour ne former plus qu’un seul et même bouquet final : « Mon chemin aux yeux d’eau sera/présence de Soi dans le poème/contre l’absence et avec la solitude./Voici la caresse même, un songe-en-soi,/une présence-à-soi retrouvée/renouvelée reconstituée/en une ré-accordance de l’espace et du temps/dans une chambre de cristal./ »
Extrait
Solstice d’Hiver
Il était juste au commencement
De la brume
La route et les arbres
A l’Ouest
Le soleil tout en bas
Juste en plein milieu
Brumes et couleurs
De l’Hiver-
En transparence
Un tableau cherchait son poète.Le tableau découvre le Rêve
Le peintre traverse les portes
Ouvre le chemin –
Métamorphoses !
Les mêmes désirs
De l’Aurore opale
Et du Soleil couchant
Agate cornaline
Baignent les grandes ailes des goélands-
Envolées
De plumes rouges d’Ibis
Sur le Fleuve ! »
Les rochers de l’impermanence
Langueur évanescente
La langueur de la mer douce
O mélancolie
Le mystère de la vie
Repos de l’âme peut-être-
A cause du violine des nuages ?
Revue Terre à ciel - Véronique Elfakir
Rayonner : la poésie d’Odette Désagulier Berliocchi
Certains êtres lumineux passent sans faire de bruit mais leur présence discrète laisse une empreinte inaltérable… Ainsi en va-t-il de l’œuvre d’Odette Désagulier-Berliocchi, qui mériterait d’être redécouverte, tant son empreinte rayonnante fait entendre une voix à la fois singulière et intemporelle…. Dans son recueil intitulé Envergure de juin [11] et dans La Mille et deuxième nuit [12], chaque poème saisit sur le vif quelques instants d’être presque parfaits où le temps semble s’arrêter : le rire d’un enfant, la clarté d’une lampe un soir d’hiver, l’épanouissement d’une fleur, une silhouette ressurgissant d’un lointain souvenir. Tous ces moments vécus avec intensité convergent dans une seule et même quête éperdue de lumière…. Dans la préface d’Envergure de juin, elle nous livre ainsi son testament poétique : « Pionnier de la lumière pour y bâtir sa cathédrale, le poète, vivifié, exalté par le souffle qui fit éclater la Rose pour un accomplissement surnaturel, le poète subit l’innombrable fascination des éclats de son rêve et se doit de les ressaisir douloureusement pour créer, dans une confiance surhumaine, le vitrail de son œuvre. Sa consécration.
La fleur par excellence, la Rose, au paroxysme de son épanouissement, s’écartèle. Martyre par amour du beau, le poète voit dans la Rose l’image de son propre consentement à sa destinée, le oui sans condition pour cette mort à lui-même qui le ressuscite en la Parole. (…) C’est seulement en possession de sa vérité la plus haute qu’il peut découvrir celle des autres. Et la liberté des enfants de lumière n’est pas autre chose que d’atteindre, par un effort de plus en plus consenti, au rayonnement le plus efficace. Le rayonnement, c’est le don de soi-même à une cause pour laquelle s’évertue la force créatrice, le génie. » [13]
Ainsi la poétesse nous fait-elle don de quelques éclats de vie où il s’agit de consentir à toute chose et faire éclore ainsi, à l’image de la rose, l’ivresse d’un parfum et d’une couleur, dont le plein épanouissement a pour corollaire cette acceptation inévitable de la perte et du tarissement que ressuscite cependant indéfiniment la parole, source d’éternité…. Le verbe créateur se fait alors rayonnement et convertit incessamment la tristesse en offrande permanente de beauté : « Vivre pleinement, c’est brûler à son ardeur le diamant de chaque instant pour son idéale survivance dans l’absolu de notre regard intérieur dégagé de l’amertume des larmes. »
Nulle amertume en effet dans ces pages frémissantes aussi légères qu’un pétale où se dessine toujours l’ombre d’un tendre sourire ou d’un émerveillement toujours renaissant face à chaque aube nouvelle : « Envergure de Juin, c’est l’élargissement progressif du jour jusqu’au solstice d’été. C’est aussi l’ouverture de l’âme jusqu’à sa plénitude lumineuse. D’abord à la mesure d’une lueur domestique, l’œil s’élargit à l’infini pour la re-connaissance splendide. » Chaque texte est comme un pont tendu entre ombre et lumière, tel le funambule décrit dans La Mille deuxième nuit :
Déjà
Sur mes canaux de douleur
J’ai posé la nacelle d’or d’une pensée.
Où se croisent le jour et la nuit.
Elle va se balancer un moment,
Se bercer sur le rouge cordeau
Sitôt brisé.
Si court est le Parfait crépuscule,
Nœud d’harmonie.
J’entends déjà l’iris des rames
Vers l’Infini. »
Capter chaque moment presque indicible où surgit le frémissement d’une grâce furtive, tel semble être le propos incessant d’Odette Désagulier : « Une femme poète médite sur la page où elle vient d’écrire le poème d’un instant parfait. Mais voilà que son silence intérieur éclate soudain en mots enfantins sur un air insolite où d’abord elle ne reconnaît pas son inspiration. Elle les accepte cependant, recomposant sur la page blanche une sorte de ronde-devinette dont elle voudrait saisir le sens qui lui échappe. Bientôt, des mots écrits comme malgré elle, sortent des visions fugitives, échos du passé, mais porteurs de sève nouvelle, matière d’une nostalgie qui soudain prend forme en deux enfants d’un rire qu’elle brûle de retenir, jusqu’aux larmes. »
Il s’agit ainsi de retenir le présent, le convertir ou le tamiser à travers le philtre de cette parole faite or :
ENFANTS DE LA LUMIERE
« L’or sous ta porte close,
Rayon de silence où se divise la parole.
L’or sous ta porte close,
C’est le oui de la rose et le non de son ombre,
C’est la présence et c’est l’absence,
Respiration où l’or se livre et se retire
Pour que nous soyons l’un à l’autre sensibles
Et cependant inaccessibles. »
De cette poésie à la fois solaire et incandescente surgit par-delà ombre et tristesse, une affirmation d’espérance sans cesse réitérée tel un viatique ou un vitrail de lumière traversant le temps. Si la poétesse se demandait dans un de ses textes « qui comprendra ma voix ? », nul doute que cet appel saura être entendu en rendant ainsi hommage à la générosité de ce qui fut de la sorte transmis telle une rayonnante offrande d’amour et de foi en la luminosité de la parole sans cesse transmise, de bouches en bouches, de souffles en souffles, telle un flambeau…
EXTRAITS [14]
Vigilance
Vieille pluie,
Je te baise les mains
Et tu deviens soleil.
Pluie de mon enfance,
Philtre des soirs fondus
Où le parfum de géranium
était plus fort que la mort
(…)
Je préfère le simple,
Et l’odeur très bête du géranium, escalier domestique
Vers la féerie.
Il danse un océan
Sur un seul grain de sable
Inspiration
Dans tes yeux,
Lacs de sureaux blancs et noirs,
Des constellations font et défont
L’ombre
Où la tuile ruisselante s’épanche.
Et tu marches
De la pluie à la pluie au rayon de tes yeux.
Sur une grille de bambous secs,
Un arum se descelle,
Suppliant la musique.
Et la rose, partout, s’infuse.
Ce mot
J’ai croisé mes mains dans la pluie.
Un immense lilas gaspille ses étoiles
Et les mains me font mal
D’être si jointes
Sur la peur
De ne point recueillir pour toi
A ces sources perdues
Ce mot,
Ce mot
Sueur du cœur vert voyageur
Et toujours si plein du nôtre
O toi,
L’Inconnu
Oui
Je t’offre
Le soleil
Dans la coupe de mes mains
Tendue parmi les saules
Où mon geste fait une trouée.
L’heure est mauve.
Nul oiseau
Mais une source
Ou les feuilles
Et, dans le creux de ma main descendue,
Cette larme de soleil
Comme l’écho d’un
Oui.
Il bruine de l’aubépine
Il bruine de l’amandier
Et des fleurs de pêcher,
Il bruine de la clarté.
Mon cœur est un éventail japonais
Dans l’empire printanier.
Mais ces pas sur le pavé,
Mais ce talon qui se répond.
Il bruine de la pitié
Il bruine de l’amitié
Et l’espérance de l’été,
Il bruine d’un chemin lacté.
Mon cœur est une branche de palmier
Dans l’empire du sourire.
(…)
Il bruine du sourire
Et des folies de rossignol
Pleuvent du ciel au sol
En pépites d’or.
SEMENCE
La terre souveraine à mes pieds reverdit
Sous le linceul du ciel jaloux.
L’inusable amour du lierre étreint le chêne,
Et je frémis jusqu’aux racines
D’un souvenir de glycines
Où riaient mon père et ma mère.
Et je frémis jusques aux nues
Des hirondelles revenues
Battre le blé de la lumière !
O terre, ô ciel, mon pain, mon eau de chaque jour,
Et moi, prisonnière de l’infini,
Graine d’amour, de quel semeur ?
Revue Terre à ceil - Véronique Elfakir
Yves Leclair – Pierre-Albert Jourdain : écrire comme on tire à l’arc – L’Etoile des Limites, 2018, collection l’Atelier céleste, 2018
Dans ce livre-hommage au poète P.A. Jourdain, Y. Leclair nous fait découvrir un poète méconnu mais dont l’œuvre confidentielle fut largement appréciée par Bonnefoy et surtout P. Jaccottet qui partageait avec lui à la fois son sens de l’humilité, de la discrétion voire même de l’effacement et un goût ineffable pour la contemplation... Bureaucrate parisien le jour et poète en ces heures perdues, le refuge secret de Jourdan était son verger du Gard, terre paternelle, où il se plaisait à composer ou peindre comme Jaccottet à Crignan.
Pétri de culture taoïste, Jourdan aime le fragment ou plus encore le koan : cette sorte de minute illuminante saisie par le poème qui transcende le quotidien dans la saisie d’un unique instant…. Loin de tout savoir, ayant abandonné aux autres les boursouflures de l’égo, il se contente de peu : arbres, plantes voire même un simple chardon suffisent à son bonheur…. Car le miracle est là, dans un quotidien méconnu, que notre regard parfois oublie de voir… : « Ici, une herbe, élevée dans la lumière suffit. » Ainsi la nature inspire à Jourdan ses plus beaux textes publiés de façon tout à fait confidentiel presque comme à regret : « Mais il ne faut pas oublier qu’un arbre, une colline, une fleur peuvent nous offrir des sentences tout aussi fortes. Il faut y consentir pour éviter peut-être l’enfermement, la défiguration qui nous menacent. » A l’image du peintre qui tend à disparaître dans sa toile, le « poeintre » tend à s’effacer dans sa communion avec le paysage :
« Ainsi, l’humilité ici visée n’est point – de toute évidence – celle du faux abaissement de soi ; non, il s’agit au contraire de retrouver sa pauvreté originelle, de « réintégrer le cosmos », de reprendre sa vraie place : « Humilité-humus : la liaison la plus profonde. »L’écriture est pour lui son bâton de berger… A travers la nuit de l’être parfois surgit quelques éclairs de révélations où étayer son âme pour oublier que l’existence parfois déçoit et que nous dormons trop souvent notre vie, inattentifs à ce miracle quotidien qui se déroule sous nos yeux : « J’ajouterais que l’écriture peut être une canne, un bâton de sourcier plus ou moins courbe qui me permet d’avancer plus dignement, de rendre ma boiterie plus droite, non pas pour me mettre au-dessus de la mêlée, mais pour remettre l’âme debout. Une canne pour marcher en même temps qu’une baguette de sourcier. Car je cherche un forage plus intérieur, quelque chose de plus profond et de plus large. Sinon je me sens à l’étroit dans cette vie ! Je ne veux pas d’une existence creuse (…) Vaincre le sommet de ses propres défaites, je n’ai pas dit cacher la misère, au contraire, l’éprouver, la traverser, en venir à bout sans cesse. »
Ainsi pour Jourdan la poésie est à l’image de ce jardin perdu dont elle ne nous offre que l’approche à travers quelques éclats ou fragments de lumière sauvés de l’oubli ou de la torpeur. A ce titre elle constitue une tentative d’entrée sans cesse réitérée pour tenter de susciter un seuil ou un passage vers ce qui nous est depuis toujours dérobé : « Je vous laisse parler de lyrisme. Quant à moi je parle, en-deça du lyrisme, devant la porte du jardin toujours fermée. Jardin pressenti. Non pas l’innocence, le jardin d’avant la faute, non, mais bien plutôt le jardin de rattrapage (comme on empoigne une corde pour ne pas plonger dans l’abîme »
L’écriture s’apparente pour lui à une sorte d’exercice spirituel, « un assouplissement intérieur » chaque jour réitéré pour retrouver le souffle permanent de cette création à la fois humble et souveraine dont son œuvre à ce jour trop méconnue porte le clair-obscur en une sorte d’irradiante simplicité… Il reste donc sur les traces d’Y. Leclerc à redécouvrir cet auteur tiré de l’oubli et qui méritait ce vibrant portrait….
Extraits :
« Devant ce paysage allégé, je songe à ces merveilleuses légendes où le peintre disparaît à l’intérieur de son tableau, où il s’en va chevaucher quelque nuage. Ce serait en effet tout naturel de disparaître. S’agit peut-être de choisir son pinceau avec soin. »
« Tout est là mais nous dormons notre vie »
« …le chemin profond, ignoré, celui que, exilés, nous cherchons toujours et qui conduirait au Jardin des délices. Jardin toujours perdu, parfois retrouvé, paradis des senteurs, quintessence des essences, abécédaire des noms propres, des herbes sauvages, des plantes potagères et ornementales, des herbes aromatiques. L’entrée dans le jardin, c’est comme la grappe de Canaan dont j’aimerais prendre des grains de raisin pour les compagnons de lecture. »
Véronique Elfakir- Revue Terre à ciel
Jean Onimus - Qu'est-ce que le poétique ?
Jean Onimus, dans son dernier essai posthume et inédit, interroge la fonction du poétique. Il oppose la poésie à la prose, pour lui par définition essentiellement prosaïque et fonctionnelle :
Le poétique semble donc procurer une sorte de plénitude dans l’intensité de notre présence au monde, tandis que le prosaïque impose une frustration, une réduction, nécessaires sans doute, pour l’action, mais blessantes pour nos consciences. (p.53)
A la différence de la prose conceptuelle conçue comme la recherche d’un savoir, la poésie est essentiellement ouverte au questionnement et surtout à l’expérience sensible, à l’instant présent qui par définition est unique. Selon lui la poésie vise le réel, c’est à dire, “ce qui ne se répète pas” :
Le poétique est l’existence même, lorsque, dans un spasme d’identité, elle se met à frémir, à trembler d’angoisse, à danser de joie, à chanter. (p.15 )
C’est donc, selon lui, une façon de s’ouvrir au monde et à soi-même. Seul le poétique serait dès lors, capable de nous donner cet espace spirituel dont nous avons besoin pour échapper à l’aliénation technicienne que nous impose notre civilisation. Il se réfère ici à René Char qui définit la poésie comme “la partie de l’homme réfractaire aux projets calculés” dans ce qu’il a de plus infime ou de quotidien :“Il n’y a pas, il n’y a sans doute jamais eu de grand poète (…), de poète si sombre, si désespéré qu’il soit, sans qu’on trouve au fond de lui (…) le sentiment de la merveille unique que c’est d’avoir vécu dans ce monde et dans nul autre.” 1 Il situe d’ailleurs l’origine du poétique dans cet capacité d’étonnement et de célébration. A ce titre le haïku lui paraît emblématique de cette capacité à “incarner l’infini dans l’infime, le mystère dans le banal, l’illimité dans le borné et de se rendre capable de donner à voir”.
La poésie est donc pour lui la quintessence de cette transcendance qu’il définit comme ce qui, en tout domaine, “s’ouvre sur de l’illimité et attire vers quelque horizon qui s’eloigne toujours.” Il passe donc en revue quelques-unes de ces formes de transcendance comme le besoin d’évasion, la recherche de l’essence ou du sacré pour finir par comparer le poétique dans sa spécificité aux autres formes d’art comme le roman, le cinéma, la photographie, la musique. L’ouvrage se termine sur une analyse du lien entre la poésie et les mythes, tel celui d’Orphée et son rapport à la religion. On pourrait toutefois objecter que le roman peut également occuper parfois cette fonction de transcendance ou la fiction de façon plus générale. Mais pour Jean Onimus, ce travail lapidaire et si particulier de la langue est ce qui rapproche le plus la poésie de la création ou de la cosmogonie dans son sens le plus large dont elle ne serait que le reflet. Il oppose ainsi l’expérience sensible toujours singulière et unique à l’universalité réductrice de l’abstration ou de la technique.
Si les idées avancées ne sont pas toujours des découvertes ou peuvent sembler parfois utopistes selon le parti pris que l’on adopte, le style est élégant et de très belles citations émaillent le texte comme celle de Jacottet par exemple :
Il m’a semblé parfois (…) que ma plus vraie vie, ma seule vraie vie n’était que des moments pour lesquels j’avais su trouver une expression un peu plus juste, comme si devenir poésie, si peu que ce fût me conférait plus de réalité ou plus précisément encore les révélait, les fixait, les accomplissait (…) La parole juste donne à qui l’entend comme à qui la trouve le préssentiment d’une plénitude si grave qu’il n’est pas superflu d’y penser. En ce sens la poésie fait reculer nos horizons. 2
Jean Onimus en définitive parvient à nous faire partager les lectures de toute une vie et cette passion pour cet art si particulier. Nous terminerons par cette belle phase que l’on peut lire comme son testament littéraire et qui célèbre justement ce pouvoir d’émerveillement du regard poétique comme notre dernière chance peut être d’échapper à la barbarie d’un univers totalement fonctionnel et robotisé où le pouvoir de créer, semble, à ses yeux, être seul en mesure de redonner un sens humain au progrès technique ou tout au moins un peu d’espoir :
Contemplez, interrogez du regard, déchiffrez et ne vous lassez pas d’admirer. Pour moi, c’est cette beauté du monde qui fonde toute mon espérance ; elle m’aide à vivre, inépuisable trésor de toute espèce de joie. Le sentiment de l’absurde n’a plus prise en présence d’un tronc de chêne ou de châtaignier plein de force et de sève. Le monde, dit Bonnefoy, est une demeure de signes.
Recours au poème - Véronique Elfakir
Eric Poindron, Comme un bal de fantômes
Éric Poindron, qui a dirigé les éditions Le Coq à l’âne avant de créer la collection “Curiosa &caetera” au Castor Astral est journaliste littéraire et auteur de nombreux écrits comme L’étrange questionnaire, De l’égarement dans les livres, Ricardo Frera, un pirate à caméra.
Ce texte intitulé Comme un bal de fantômes se présente comme une ballade littéraire ou une sorte d’inventaire à la Prévert qui recense à la fois les choses aimées, traversées, rencontrées. Par certains côtés, il évoque un peu les “Notes de chevet” de la poétesse japonaise Sei Shônagon où il s’agit de fixer le vertige de l’instant. Le texte file et se déroule aussi comme un voyage en transsibérien où l’on prend le temps de rêver ou de s’égarer à travers des villes réelles ou imaginaires, comme un remède à la mélancolie peut-être : “Un jour et toutes les nuits, habiter dans les trains qui filent comme des comètes”. Il se présente aussi comme une sorte de canevas entremêlé de multiples citations où références bibliophiliques et de sensations vécues, comme si l’existence jamais ne pouvait se départir du littéraire, car pour le poète “les mots ont bien toujours le dernier mot”.
Tous ces fantômes que l’auteur ne cesse de d’invoquer représentent peut-être à la fois les disparus rencontrés et aimés mais aussi ces compagnons littéraires qui ont su guider ses pas qu’ils soient illustres ou pas. Il se réfère en premier lieu à Reverdy pour qui ” Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible”. Au Japon, cet indicible se nomme le Yügen, presque le mystère ineffable. Pour Eric Poindron, à l’instar de l’enfance, l’écriture toute entière est Yügen :
Souvenez vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas, que vous n’avez jamais su décrire, qui ne peut être en capture, le rayon de soleil, l’amour qui musarde, la glace qui fond, le frisson sans raison un frémissement dans un arbre comme une chanson ancienne, l’extase devant la paysage. Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse l’incandescence, le magnifique l’unicité, oui, ce moment ainsi juste et inouï, Le vivre et s’en souvenir, et se “promettre de ne jamais l’oublier.”
Ce recueil aussi frémissant, délicat et sensible que les ailes de papillons qui en ornent la couverture, propose un style original qui mélange tous les genres en un savant dosage. En ce sens il reste inclassable et donc novateur à la façon d’un palimpseste. Il y a différentes strates ou niveaux de lecture proposés : à la fois ballade nostalgique, promenade dans les souvenirs, voyages, notes de lecture.
Ainsi ce “bal de fantômes “apparaît plus, en définitive, comme une vibrante ode à la vie et à la littérature qu’il ne cesse de célébrer, en une étrange danse à la fois nostalgique et joyeuse d’où ne sont pas exclus un peu de dérision, d’humour et beaucoup de tendresse pour “tous les gens qui se perdent, les inspirés que l’on ne connaitra jamais”. Car il s’agit bien ici de cheminer dans l’inconnu avec beaucoup d’érudition mais aussi de tendresse. Un beau recueil qui, en son envol frémissant, ne peut laisser indifférent, et nous propose un voyage à la fois littéraire et sensoriel.
Recours au poème - Véronique Elfakir
Écrire de tout notre corps, et que tout soit présent 1
La lecture de l’œuvre de Françoise Hàn nous entraîne vers les abîmes immémoriaux d’un temps et d’un espace revisités par l’écriture en une sorte de troisième lieu médian.
En cet espace poétique qui semble n’être que l’anagramme de l’inconnu, le mot épouse le corps à travers la perception d’un présent rendu unique par cette incarnation fugitive. Le langage n’est que l’écho d’une question, un fragment et parfois même un ossuaire pour toutes les voix perdues ou négligées de l’histoire qui semblent habiter la page : « Nos voix font effort pour se raccorder.
Les paroles que nous prononçons tâtonnent pour se rejoindre. Beaucoup se perdent. Beaucoup sont mâchées par les poissons carnivores. Et celles qui survivent, nous ignorons où elles vont. Du commencement et de la fin des choses, nous ne savons rien. Le tracé s’interrompt, le dessin d’ensemble nous reste inconnu. Mais la fracture toute fraîche, l’arrachement, ou l’infime sillon de l’érosion, par nos cinq sens nous les percevons 2. »
La seule prétention du poème n’est peut-être que cette captation de l’instant qui parfois nous fait le don de l’oubli à travers ce pur accueil de la présence sensorielle : « Nous, qui de mémoire d’homme connaissons plusieurs écroulements, nous tentons cette gageure : dans le poème, saisie de l’instant, éclosion dans le présent, faire tenir la ruine, la désintégration, la chute vers les grands fonds de nos débris, sédiments futurs3. » Voués à la chute, il nous reste toutefois en partage ce sillon de la matière à creuser avec l’espérance d’une légèreté aussi ignorante que « le chant d’un oiseau, à l’aube au bord d’une fissure4 » et la saveur de« ces soirs d’été où nous avons cru être au monde. » Si cette grâce de l’inconscience propre au monde animal ou végétal nous est refusée, elle est toutefois le fondement même de notre liberté : « Nous sommes là où nous ne pourrons jamais nous atteindre. L’évolution a produit en nous l’inquiétude, comme chez d’autres la nageoire ou l’aile. Avec sa symétrique : toucher les fleurs, l’argile, les coquillages. Peindre, pétrir, chanter. Lancer une sonde sur la planète Mars. Crayonner la création sur les murs de Lascaux ou d’Altamira5. » Cette douloureuse lucidité n’est en fait que le ferment de toute création dont il ne restera cependant en toute humilité que quelques « vocables dessouchés », quelques brisures. A la conscience de cette vie fuyante comme de l’eau s’oppose donc l’impermanence du rocher qui était là « bien avant le ruisseau » et qui surtout « ne se souvient plus d’avoir une histoire6. » Comme l’indique le titre du recueil d’où est tiré ce vers « Ne sachant rien », si l’arbre de la connaissance nous est refusé, peut-être pouvons nous apprendre un peu de cette quiétude ignorante d’elle-même. Car il y a au cœur de la roche un éclat retenu que les mots tentent de capter comme un fragment de quartz. La rivière en son creusement peut elle aussi « se charger de minéral, recréer là-dessous, dans le resserrement un chemin d’étoiles7. » En ce gai savoir de l’abîme, l’homme comme le texte qui le représente n’est qu’un fragment livré au manque et l’univers qui l’entoure est cette énigme inscrite sur la face d’un dé dont « Les faces visibles se nomment : Attente – Rencontre-Adieu – Longue Route – Barques perdues en mer – Mer de sérénité – Effacement. Sur la septième face, il n’y aurait pas de nom. [Puisqu’elle est l’ensemble de tous les noms, de ceux-là aussi qui ne sont pas prononcés.]8
La parole est donc une sorte d’éternelle première fois qui se réinvente à travers chaque homme qui n’est lui-même qu’une parcelle ou un éclat de cette vérité dont la totalité nous est refusée. Ce manque est toutefois la condition même de notre désir : « Chaque mot comme le premier mot qui fut prononcé, le premier mot, celui peut-être qui désigne l’eau pour la soif9. » Ce pourrait être aussi un point ou encore cet intervalle qui permet à toutes choses d’exister à la fois «ensembles et séparées». C’est pourquoi dans un article consacré à l’idéogramme10, Françoise Hàn nous décrit la représentation du mot « interroger » qui nous semble être en définitive le paradigme ou le fil conducteur de l’ensemble de ses écrits. Le caractère bouche est formé devant le caractère porte. Derrière la porte ne se trouve que la page blanche ou le vide où les énergies circulent. La bouche elle-même « encadre un vide plus petit », « comme une tentative de prononcer en une seule syllabe le fond de l’univers. » Mais cette tentative est vaine car un signe limité et circonscrit ne peut dire le Tout, la fermeture s’oppose à l’ouverture infinie que seule un trait ininterrompu pourrait peut-être représenter. En sa brisure même l’idéogramme toutefois épouse ce mouvement ou ce rythme de l’univers marqué par le sceau de la temporalité et donc de la coupure.
Le poème est donc cet « espace ouvert » où résonne indéfiniment l’écho d’une voix, sans que l’on sache vraiment d’où elle vient ni à qui elle appartient réellement, en ces paroles uniques et universelles à la fois qui peuplent la page : « Quelqu’un te demande si sa voix est la tienne, quelqu’un t’apporte son silence et s’en va, les uns déposent leur fardeau et s’effacent, d’autres se tiennent immobiles la pierre sur la tête, les plus exigeants sont les absents, ceux qui ne miment pas […]11 » Le mot détourné de son utilité, tend à atteindre ce quelque chose d’essentiel qui nous est toujours refusé et que seul le cosmos ou la nature semblent en définitive posséder : «plantes et planètes, lents mûrissements et révolutions sans phrases, le signe essentiel est ailleurs, toute la démesure, dans la main qui s’ouvre et se ferme, ici commence et ne s’achèvera jamais l’aventure. » Seuls les atomes disséminés de la langue poétique peuvent peut-être s’approcher de cette cosmologie atomisée de particules et d’étoiles. Cet amour de la question porte donc toute l’œuvre qui n’est sans doute que le reflet de ce ciel inversé que nous habitons à travers ce chemin de signes où brille un peu de l’éclat de cette lumière inconnu de la « matière incréé » : « Dans les flaques, la constellation des mots dessine sa Grande Ourse, pas exactement la même que celle là-haut. Quelques années-lumière de décalage, une libation à l’invisible. Avec nos doigts, dans la boue, nous traçons des questions. Elles bâtissent, friables, changeant, instable, un autre réel12. »
Véronique Elfakir - Revue Recours au poème
Roberto Juarroz – Poésie et création – Paris, Joseph Corti, 2010
Pour Roberto Juarroz, définir la poésie s’avère aussi vain que de tenter d’expliquer la vie, comme il le définit dans un entretien accordé à Guillermo Boido où il a toutefois accepté de témoigner de son expérience de création. Dans le sillage d’Eluard, le poème consiste pour lui à donner à voir, à montrer ce que la quotidienneté nous dissimule, ce que nous cache l’inanité de notre existence. Il s’agit alors de suggérer les choses, de les faire entrevoir, de faire en sorte que les choses « soient présentes par leur absence ». Car nous vivons entourés de mystère et d’antithèses, " aimer quelqu’un c’est aussi ne pas l’aimer, vivre c’est mourir, penser c’est ne pas pouvoir pénétrer cela même que nous pensons. » De sorte que le visible n’est qu’un seul aspect du réel qui s’avère beaucoup plus vaste et énigmatique que toutes nos vaines définitions. Si la poésie alors n’offre ni réponses ni solutions, elle nous propose toutefois une forme de « compagnie pour la vie. »
Dans sa tentative d’exprimer l’impossible même, elle se situe d’entrée de jeu comme un mystère et un paradoxe. Ainsi l’expérience poétique se situe toujours aux limites de la condition humaine : l’abîme, l’absurde, la mort. Elle voit au-delà des apparences. Si « le langage est la demeure de l’être » comme le définissait Heidegger, les poètes sont les gardiens de cette maison et la poésie est la fondation de l’être par la parole. Pour Juarroz si la poésie est indissociable de l’expérience vécue, « elle en constitue une forme et sans doute des plus hautes sinon la plus haute de l’intensité ». Ainsi définit-il la poésie comme « une explosion de l’être sous le langage ».
Co-naître devient alors « naître avec ce que l’on connaît » en un processus actif de re-création permanente. Le poète serait alors un médiateur de forces inconnues et c’est à travers une sorte d’ascèse qu’il peut capter le Réel et le dire. En ce sens elle ne peut résulter que d’un « sentiment déchirant d’incompatibilité avec le monde frôlant parfois la folie » où l’homme « ne se sauve ni ne se perd/seulement parfois il chante en chemin. » La poésie n’est donc pas pour Juarroz un don inné mais un éveil permanent. En ce sens aucun poème ne peut véritablement s’achever. La caractéristique de la poésie étant toutefois de « porter la parole à l’extrême d’elle-même, à son ultime possibilité de configurer, de créer ou d’exprimer quelque chose. » Elle constitue pour lui « la plus grande plénitude de vie » à laquelle il puisse accéder et son identité même. Comme le tango, elle manifeste deux ou trois sentiments fondamentaux de la condition humaine : « celui de la perte, de l’inaccessible, de la soumission de l’homme à l’incomplétude, sous toutes les formes liées à l’amour, à la mort ou au passé. » Ainsi se réfère t’il à ces vers du poète Porchia : « Proférer la parole, seulement quand la parole nous a vaincus. » Car il n’y a pas de plénitude possible, seuls les manques où les failles peuvent en définitive s’énoncer pour que filtre toute la lumière du monde envisagée à travers un regard humain.
La poésie constituerait donc une « sorte de saut par-dessus tout par la parole » qui vient porter cette expérience de l’être à son incandescence : « La poésie est une forme d’inversion des choses pour découvrir leur réalité profonde (…) La réalité est contradictoire, nous offre une apparence qui est probablement le contraire de son essence. C’est pourquoi nous devons retourner les choses. » Elle tente inlassablement en quelque sorte de « saisir un au-delà de la parole. » De ce fait, elle serait toujours impliquée dans des sortes de situations-limites où l’homme se trouve mis à nu, abandonné et que cet abandon, cette fragilité constitue le fonds de toute chose… Au delà de toute signification il s’agit de créer un poème comme « l’on plante un arbre » et ainsi témoigner d’une indéfectible présence : « Créer quelques paroles non pour dire / mais simplement pour les contempler / comme si elles étaient des visages / de créatures nouveau-nées de l’abîme. // Créer ces paroles / avec l’ardente gratuité d’un feu sans usage / brûlant tel un miroir hypnotique / de notre propre gratuité fondamentale / créer ces paroles /uniquement pour que le feu continue/comme si une/mer inexistante/attendant à la fois/des poissons qui n’existent pas/et des vagues qui cependant existent. » Car le poète ne s’adresse pas à la société mais à l’homme dans sa solitude essentielle, d’être à être… Ainsi son unique mission est de sauver cet être essentiel au moyen de cette parole essentielle que constitue la poésie qui ne constitue jamais qu’une sorte de métaphore incomplète ou tronquée du monde : « Le monde est le second terme/d’une métaphore incomplète/une comparaison/dont le premier terme s’est perdu./ Où est ce qui était comme le monde ?/S’est-il enfui de la phrase/ou/l’avons-nous effacé ?/ou bien la métaphore/a-t-elle toujours été tronquée ? »
Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel
Le poème-jardin d’Heather Dollohau
Sur son île de Bréhat balayée par les vents, Heather Dollohau écrivait des poèmes comme autant de jardins ouverts sur l’horizon. A l’abri de ses murs, le jardin est pour elle déjà un ailleurs « où la mort se visite comme la vie/tout est à deux pas » et devient le paradigme de cette existence toujours « entre-deux », entre ombre et lumière, joie et douleur, manque et plénitude. C’est cette faille ontologique ou cette déchirure originaire qu’interrogent ces textes, inlassablement. Comme la vie, ce petit lopin de terre à contempler, qui nous est imparti, constitue en fait une sorte de miracle quotidien :
Mais si tout n’était que perte
Par le passage des glaives
Et en chaque être se courbait
L’eau lisse de sa chute
Il y avait aussi les jardins
Avec la bénédiction des murs
Où le vent, de ses lèvres
Soufflait l’heure
Par l’horloge des graines [1]
La floraison du texte s’oppose à cette perte où chaque être se courbe vers l’inévitable chute. Le poème se fait alors demeure ou abris où tenter de sauver quelques fragments de lumière. Il devient ainsi la maison de l’être :
Un poème est une forme d’habitation
Un abri sommaire
Contre les intempéries de l’oubli
Perpétuant l’ombre tressé d’une clarté
Près d’un chemin au bord de son effacement
Sous le seuil de l’herbe
Cette écriture insulaire où chaque texte forme comme une sorte d’enclos protecteur tente de capter ce mystère de l’épiphanie de l’être à travers la grâce de l’instant, espace ouvert par une porte d’absence. Cette ouverture où surgit le manque vient fracturer cet espace plein du jardin en inscrivant un vide, rompant ainsi l’illusion de la totalité :
Un jardin dans une île
En clos oblique y pénétrer
Pour être défait de soi
Ici dans le royaume de la rose
Les parfums ont des voix
Chacune unique un concert
Pour les aveugles prêtant vue
Les sons révèlent le multiple
D’un monde son infini
Où tout se trouve si l’absence
Est une porte [2]
Le monde ne nous est donné qu’à l’ombre de nos fêlures et pour Heather Dollohau, c’est ce manque qu’il nous faut inlassablement interroger : « c’est dans l’entre-deux que le monde est réel » A travers la contemplation de la nature se déploient laconiquement les aphorismes tranchants de l’existence :
La vie est une barque
Le tracé d’un passage entre deux eaux
Un mur des absents pour les marins du miroir
Dans un lieu de rien pour la poursuite de tout [3]
D’une certaine économie de moyens naît ainsi la générosité du poème qui déploie ses incessants paradoxes entre le Tout et le Rien. La prodigalité surgit d’un regard qui sait contempler cette abondance offerte à travers l’humilité de quelques insignes quotidiens dont le poète se fait le porte-voix :
Le goût de l’impossible
Dans le possible – ou est-ce
Le contraire ? Le sentiment
Intense que peu suffit car
Tout déborde. Un feu tournant
Qui illumine les composantes
D’une vie pour les loger
Le poème devient ainsi une sorte de « prière vers le dehors », la contemplation d’un horizon où toute chose ne semble exister que pour être contemplée et dite à travers la fracture du mot qui nous laisse toujours cependant toujours dans l’éloignement de la distance. Cherchant l’ailleurs, seul l’indicible nous est ainsi offert :
La vie est-elle une volonté de poème
Quelque chose que nous n’avions pu rejoindre
Mais qui reste toujours à l’horizon des mots
Leurre ou promesse
Une illusion d’entrée là où nous sommes
Cette promesse jamais atteinte d’unité semble flotter sur le poème comme un ciel inatteignable. La beauté cependant se déploie et fait rempart à la peur à travers le calice vibrant de couleurs d’une simple fleur s’opposant à la perte par la plénitude insolente de sa présence :
Dans le jardin échevelé
Les roses fleurissent
En haut d’un poirier
La beauté est un bien
La peur crée des lieux
Mémorables
Habités par des absents
Comme la mort elle donne
Le profil des choses
Et le havre de leur substance
Reste le rire de roses
Leurs volutes ardentes
En cette demeure du texte, surgit donc ce pur étonnement d’exister où poésie et peinture décrivent les couleurs du réel quand la déchirure se fait chemin. Le recours à ce que Heather nomme le « vrai imaginaire » offre la chaleur d’un âtre de mots flamboyants où se réchauffer l’âme face aux assauts du réel :
« Par les eaux d’oubli la terre est miracle
Et parfum perpétuel
Soudain au cœur de la rose
En marchant à travers champ
Nous sommes le paysage
Et sur la page les mots
Bercés de blanc »
Ainsi le poème porte l’amour de la question et de désir d’être à la fois « dehors et dedans » pour que toute chose nous traverse et nous transperce de son chant éclatant :
Un poème naît des pressions de la lumière et de
L’ombre pour devenir un espace que l’on traverse :
En même temps une mouvance et un lieu. Les mots
Sont les meubles de cette chambre invisible, on les
Place devant le feu ou près d’une fenêtre à contre-jour.
Pour habiter il faut sentir les distances et regarder
Dans les miroirs où le dehors est aussi dedans.
Le travail se fait entre le noir d’une écoute et la
Clarté d’un appel dans la nécessité absolue d’approcher
Les réponses qui révèlent les questions. Quand
Le poème est fermé ouvert, quelque chose respire
De sorte que « l’autre poème » serait à l’unisson de l’herbe courbée par le vent et du vol de l’oiseau qu’Hetaher, en son nom de lande et de bruyère aura su mieux que quiconque capter dans le frémissement du texte comme un flamboyant coucher de soleil :
L’autre poésie celle qui n’est pas écrite mais que
L’écriture projette. L’herbe transparente d’un semis
D’encre.
Les mots deviennent alors ces galets « que la transparence de la mer dote d’existence », dans un perpétuel présent où se lit la saveur de l’instant, en cette poésie de la présence où se lit « la mise au clair du monde dans son resplendissement d’or » selon les mots d’Heidegger cités par Heather :
Le vol d’une rose
Dont le voyage bref
En berceau d’ombre
Prépare une renaissance
Sur la table des mots
(…)
La joie du don
De ce qui n’est pas à soi
Où seulement un peu de temps
En charge les doigts
La geste du matin
D’une fleur unique
D’une rose rose
Qui n’est pas futur
Mais présent parfait
Soudain sans bord
Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel
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