Le verger poétique de P. Jaccottet

       Revue Terre à ciel 

 

Tout texte ne serait-il qu’un verger à cultiver ? Un paysage à parcourir pour recueillir chaque jour la plus infime offrande de beauté : l’effeuillage discret d’une pivoine, le rose déchirant des nuages sur un fond de montagne violette, la claire assurance d’un paysage de pierres et de landes où s’appuyer le temps d’un poème comme si rien jamais ne devait cesser d’exister…. C’est à ce genre de promenade contemplative que nous convie les derniers écrits de P. Jaccottet qui semble se promener à travers les mots et nous donne ainsi accès à ce jardin qu’il n’aura jamais cessé de cultiver : là où le verbe défie le temps et arrache quelques derniers soupirs à la terre parfois aride d’où surgit parfois la brève fulgurance d’une rose… ce travail patient du jardinier, jour après jour, s’apparente alors à celui du poète élaguant son écriture pour tenter de rejoindre l’essentiel.

De ce jardin secret et patient, métaphore en quelque sorte, de son travail d’écriture, P. Jaccottet décline les variations, d’un livre à l’autre : « Aujourd’hui, je dirai seulement de ce jardin que j’y ai vu, d’année en année, la lumière circuler comme un enfant qui jouerait. D’année en année, c’est vrai, je la voyais moins bien, j’avais plus de peine à la suivre, à lui parler. Mais elle jouait toujours sous les feuillages accrus, sans rides, elle, sans cicatrices et sans larmes. Parce qu’elle est entre les choses, elle paraît inaltérable, éternelle même. Et c’est grâce à ces verdures fragiles, à ces jardins changeants, précaires, qu’on la voit. Qu’on y repense un instant entre deux pensées plus sombres ou plus avides. Il faudrait trouver ce qui dirait Dieu, ou du moins une joie suprême. L’obstacle, l’écran qui les révèlerait. » [1]

Cette scansion de la lumière se décline à travers sa passion des plantes et des fleurs qu’il ne cesse de célébrer en leur fugace splendeur, symbole classique de l’impermanence vénérée en ce qu’elle nous rappelle à notre humaine et précaire condition : « Opulentes, épanouies et légères à la manière de certains nuages (qui ne sont, après tout, que de la pluie encore en ballot, tenue en main) ; de nuages arrêtés, sans s’effilocher, dans les feuilles. Pas plus nuages, néanmoins, que robes déchiffonnées : pivoines, et qui se dérobent, qui vous échappent – dans un autre monde, à peine lié au vôtre. (…) Cela se fripe vite, devient vite jaunâtre et mauve comme de vieilles lettres d’amour dans un roman à la Werther. (…) Pourquoi donc y a-t-il des fleurs ? Elles s’ouvrent, elles se déploient, comme on voudrait que le fasse le temps, notre pensée, nos vies.
L’ornement, l’inutile, le dérobé.
Saluez ces plantes, pleines de grâce.
Parure, vivante, brièveté changée en parure, fragilité faite parure. »  
 [2]

La fleur et notamment les iris ou les violettes est également la manifestation de cette épiphanie de l’être que l’œil du poète tente de capter et de re-saisir dans toute sa fulgurance, telle une tâche de couleur sous l’ombre mauve des montagnes :« Questionnant une touffe de violettes découverte en déplaçant du bois. C’est comme si un homme très voûté lisait un livre à même le sol. Les apparitions. C’est de cela que se nourrit la poésie : des prémices. Grâce à elle, il y a moins de répétitions, bien qu’elle dise toujours à peu près la même chose. » P [3] La nature est donc comme un livre à interroger à travers la plus humble de ses apparitions et dans l’univers de Jaccottet, rien ne saurait être insignifiant, la grandeur se situe dans le détail, l’anodin, le quotidien, ce que nous ne savons plus regarder généralement : un vol d’oiseau, la lanterne pourpre d’un Iris, l’argenté d’un ruisseau, une couleur ocre de pierre sèche effritée par le temps, la neige d’un amandier en floraison. Rien que de très banal en somme, comme une sorte d’herbier d’images et de sensations à reconstituer.

Ainsi si tout peut faire signe, il s’agit de convertir sans cesse, cette provision quotidienne d’offrandes, pour tenter de vibrer à l’unisson de ce qui nous entoure et ainsi d’être au plus près de la création : « Takemoto cite, dans La Condition humaine, les propos du peintre Kama, dont le modèle est l’artiste japonais Kondô : « Pour moi, c’est le monde qui compte (…) Le monde est comme les caractères de notre écriture…. Tout est signe. Aller du signe à la chose signifiée, c’est approfondir le monde, c’est aller vers Dieu… (…) On peut communier même avec la mort…. C’est le plus difficile, mais peut-être est-ce le sens de la vie. 61
Takemoto cite également un passage sur la poésie, dont il ne donne pas la source, où il semble s’agir de la poésie, dont il ne donne pas la source, où il semble s’agir de la poésie qu’il y a dans les œuvres d’art : « … ce que nous appelons alors la poésie est peut-être la présence, rendue soudain sensible, de la consonance avec l’univers. » 
 [4] 
Cette saisie de l’instant, éternisé par le verbe, tente d’occulter l’inévitable : l’inévitable chute des pétales dispersés par le vent froid de l’hiver qui vient tarir à sa source ce pur jaillissement : « Tout tient ensemble, ici, aujourd’hui. Même la buée des premières feuilles ombrageant les berges. Rien ne parle d’exil. Rien ne parle de ruine, même pas les ruines. Rien ne parle de perte, même pas ces eaux fugitives, tellement claires qu’on croit que c’est le ciel lui-même qui les a déléguées jusqu’à nous sur ces degrés de pierre. »  [5] Car pour P. Jaccottet vie et mort, ombre et lumière constituent l’éternel balancier qui scandent son œuvre oscillant sans cesse entre ces deux polarités : « J’ai toujours eu dans l’esprit, sans bien m’en rendre compte, une sorte de balance. Sur un plateau il y avait la douleur, la mort, sur l’autre la beauté de la vie. Le premier portait toujours un poids beaucoup plus lourd, le second, presque rien que d’impondérable. Mais il m’arrivait de croire que l’impondérable pût l’emporter, par moments. Je vois à présent que la plupart des pages que j’ai écrites sont sous le signe de cette pesée, de cette oscillation. »  

La lumière du paysage reste alors le seul pilier où s’adosser ainsi que ce témoignage toujours réitéré que constitue l’écrit de ce qui a été à travers le passage du temps comme un relais à transmettre, une ode à la vie, un hommage rendu à ce que Bonnefoy nommait la Présence : « Faites passer », disait la terre elle-même, ce matin-là, de sa voix qui n’en est pas une. Mais quoi encore ? Quelle consigne ? On aurait plutôt pressenti, en fin de compte, non pas un abandon, comme d’un bagage ou d’un vêtement superflu, de tout ce que le corps, le cœur, la pensée reçoivent de ce monde-ci afin d’accéder à on ne sait trop quoi qui aurait toute chance d’apparaître diaphane, spectral, glacé, mais un pas à la suite de quoi rien de l’en-deça du seuil, ou du col, ne serait perdu, au contraire ; où tout : toute l’épaisseur du temps, d’une vie, de la vie, avec leur pesanteur, leur obscurité, leurs déchirures, leurs déchirements, tout serait sauvé, autrement présent, présent d’une manière que l’on ne peut qu’espérer, que rêver ou, à peine, entrevoir. »  [7]

Il faut alors sans cesse pousser la porte du jardin pour recueillir la lumière ou quelques éclats d’être, déchiffrer ces lettres oubliées surgissant de la terre ou du ciel comme autant de petits météores : « Ouvrir, ouvrir toujours – ou aussi longtemps qu’on le pourra. Ce qui s’ouvre à la lumière du ciel : la fleur au ras du sol. Comme de l’obscurité qui s’épanouirait, ainsi que le jour se lève. Les liserons : autant de petites nouvelles de l’aube éparses à nos pieds. » [8] Et comme souvent dans son œuvre, c’est encore une fleur qui nous délivrera son dernier message : « Que la rose du chant/Brasille de plus en plus haut/Comme en défi à la rouille des feuilles » [9]

« Adossé, vermoulu,
A ce pilier à peine moins précaire,

J’aimerais ne plus délivrer que des paroles
Qui éparpillent les toits
(Car même un toit de paille pèse trop
S ’il vous sépare du rucher nocturne).

Des paroles pareilles
Aux actes des fleurs, bleus ou rouges,
A leur parfum.

Je ne veux plus des labyrintes,
Même pas d’une porte :

Juste un poteau d’angle
Et une brassée d’air.

Déliés les pieds, délié l’esprit,
Libres, mains et regards :

Alors, le deuil nocturne
Est entamé par en bas. » 

 

 

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