Forough Farrokhzâd : Une autre naissance, éditions Héros-Limite, 2021

Forrough Farrakhzad (1934-1967) est un des visages les plus flamboyants de la poésie perse moderne. Elle est également une des inspiratrices de l’émancipation des femmes iraniennes. Dès l’adolescence, elle cherche à explorer ou créer de nouveaux espaces de liberté. Dans un premier temps elle pense, à travers le mariage, pouvoir fuir une cellule familiale étouffante caractérisée par la dureté et les brimades de son père et l’étroitesse d’esprit de sa mère. Mais son mari s’oppose à sa vocation poétique, en la vouant ainsi à une simple existence de femme au foyer. Elle se rebelle et refuse de renoncer à la poésie. Divorcée, on la sépare de son unique fils, ce qui créera en elle, une révolte et une blessure inguérissable. Elle travaille alors dans le cinéma en tant que monteuse et réalisatrice de documentaires et voyage en Europe. Ses liaisons font scandale et elle est ainsi vilipendée par la presse sans jamais renoncer à céder à la calomnie et au scandale. Elle meurt précocement lors d’un accident de voiture.
En une sorte de tourbillonnement permanent ces poèmes évoquent sans cesse l’amour, le désir, la captivité, la maternité. Son style ardent lorsqu’elle évoque le feu dévorant des sentiments ou l’absence de l’aimé, le souvenir d’une étreinte disparue s’apparente parfois à une psalmodie en une sorte d’écriture incantatoire. Ainsi qu’elle l’écrit dans un entretien la poésie est pour elle, une flamme de sentiments : « un poème est beau lorsque le poète y projette toutes les vibrations et les ferveurs de son âme. » 
Ces derniers textes mêlent dialogues, interrogations, réflexions et souvenirs en des tableaux très imagés d’où surgissent couleurs, odeurs, sensations dans une sorte de ferveur dans l’évocation. Ainsi décrit-elle le poème « comme une fenêtre qui s’ouvre toute seule chaque fois que j’y vais. Je m’y assoie, je regarde, je chante, je crie, je pleure. Je me mêle à l’image des arbres et je sais que de l’autre côté de la fenêtre il y a un espace, il y a quelqu’un qui m’écoutera dans deux cent ans (…) C’est un moyen pour communiquer avec l’existence dans un sens large. L’avantage, c’est qu’en écrivant des poèmes on peut dire : je suis ou je fus. Sinon comment peut-on dire : je suis ou je fus ? ». [1] La poésie devient alors le produit de la perception d’un instant : « l’évènement du poème se produit entre les deux instants où la lampe s’éteint et s’allume dans la chambre », un moment d’éclipse ou de fulgurance entre lumière et obscurité, entre joie et douleur. Ainsi ces poèmes « flammes » nous emportent dans un brasier d’émotions en une sorte de transe.

Extraits

Ces jours-là

Ces beaux jours
Ces jours pleins de vie
Ce ciel étincelant
Ces branches pleines de cerises (...)
Ces jours-là sont passés
Ces jours d’attirance et de stupeur
Ces jours de sommeil et de veille
Ces jours-là, chaque ombre avait un secret
Chaque coffret cachait un trésor
Dans le silence de midi
Chaque recoin du grenier
Contenait tout un monde
J’admirais ceux qui n’avaient pas peur de l’obscurité
Ces jours-là sont passés
Ces jours de fête
Dans l’attente du soleil et des fleurs
Au dernier matin de l’hiver
Un parfum frissonnait sillonnant la ville
Celui des narcisses sauvages, des bouquets silencieux
et pudiques
Apportés par des vendeurs qui chantaient
Le long de la rue parsemée de vert
Le bazar, avec ses odeurs troublantes
Odeurs fortes de café et de poisson
A chaque instant du chemin, le bazar s’étirait sans fin
sous nos pas.
Tournoyant au fond de l’oeil des poupées
Le bazar, c’était ma mère qui s’empressait
Vers les étals débordants de couleurs puis revenait
Les paniers pleins de cadeaux
Le bazar, c’était une pluie qui dévalait, dévalait, dévalait.
Ces jours-là sont passés
Ces jours surpris par les secrets d’un corps
Ces jours de rencontre aux aguets
La beauté bleue des veines
Une main en appelait une autre, fébrile
Avec une fleur derrière le mur
La main confuse s’inquiétait
Salâm
Et l’amour se déclarait d’une voix pudique
Durant les après-midi chaudes, poudreuses
Nous lisions notre amour dans la poussière des rues
Nous parlions la langue simple des fleurs sauvages
Nos cœurs naïfs, nous les emportions au jardin des
tendresses
Pour les confier aux arbres
Et la balle tournait de mains en mains avec des baisers
pour messages
Et c’était l’amour
Ce sentiment trouble qui nous entourait soudain dans
l’obscurité d’un couloir
Et nous attirait dans la nuée brûlante des souffles, des
battements et des sourires volés
Ces jours-là sont passés
Ces jours-là se sont fanés

Comme des herbes séchées par le soleil
Ces rues étourdies par le parfum des acacias
Se perdent dans le vacarme des impasses
Et la fille qui frottait ses joues
Avec des géraniums, ah
C’est maintenant une femme seule
C’est maintenant une femme seule"

 

Dans le crépuscule sans fin

-Il faut dire quelque chose
Mon cœur veut se mêler à l’obscurité
Il faut dire quelque chose
(…)
-Je pense à une lune
-Au mot d’un poème
-je pense à une source
-A l’illusion de la terre
-A la riche odeur d’un champ de blé
-A la légende du pain
-Je pense aux jeux innocents
A cette longue rue étroite
Envahie par le parfum des acacias
-Je pense à ce triste réveil, à cette stupeur
Une fois nos jeux et la rue passés
Et ce grand vide laissé par le parfum des acacias
(…)
Il faut dire quelque chose
Il faut dire quelque chose
A chaque aube, à l’instant tremblant
Quand l’espace s’entremêle soudain à quelque chose
De confus
Comme au temps de l’adolescence
J’ai envie
De me soumettre à une révolte
J’ai envie
De tomber de ce grand nuage
J’ai envie
De dire non non non
-Partons
-Il faut dire quelque chose
-Le verre ou le lit ou la solitude ou le songe ?
-Partons. »

 

Amoureusement

« Tu as brûlé mes cheveux d’une caresse
Mis l’incendie à mes joues
O toi qui ignore ma robe
Qui ne connais que les prairies de mon corps
O toi lumière de l’aube qui jamais ne se couche
Soleil des contrées du Sud
O toi, toi plus vif que l’aurore
Plus frais, plus riche qu’une pluie de printemps
C’est une obsession, plus qu’un amour
Quarante lumières dans l’obscurité du silence
Lorsque ma poitrine s’est éveillée
J’ai fait don de tout mon corps
(…)
Toi qui me mêles au rythme éperdu
Tout ce feu que tu as versé dans mes poèmes
Cette fièvre amoureuse qui me consume
Voici tes flammes et mon poème en cendres.


Véronique Elfakir -Revue Terre à ciel 


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