Ashur Etwebi, Le chagrin des absents, Toulouse, Erès, 2017, collection PO&psy

Faisant référence sur la scène littéraire lybienne, Ashur Etwebi, poète lybien, médecin et ancien enseignant a été contraint de quitter son pays pour vivre en Norvège à la suite du saccage de sa maison par les extrémistes. D’emblée, le titre  Le chagrin des absents nous donne directement la tonalité du recueil qui témoigne d’un pays dévasté où se lit « la peur dans les yeux » et s’entend « les cris des noyés  ». Cette confrontation avec l’insoutenable est toutefois contrebalancée par le recours à l’écriture : « Mes rêves sont ma seule ressource / Ils m’aident à compter le temps et vaincre la mort »
La poésie s’impose donc comme une sorte de fenêtre solaire où se lit l’espoir de « bâtir une nouvelle maison » avec les outils hérités de son père et ainsi peut être d’assurer la transmission d’une mémoire ou d’une tradition : « Je fixerai un toit imposant sur les épaules de deux chênes / Pour ma fenêtre je choisirai le chemin du soleil / Et sur sa corniche je fixerai la main / Etendard pour les amoureux »
De la maison au pays, la métaphore peut s’étendre pour dénoncer la violence ordinaire et cruelle, car « le faucon rôde dans l’espace tacheté de silence et de soleil ». Souvenir des temps heureux et ancestraux, certaines images refont surface pour panser les blessures, mais, l’inquiétude réveillée par la nostalgie suscitée par l’exil forcé, se lit dans cette interrogation : « Les bédouins cueillent-ils toujours le chagrin au pied de la montagne ? […] / Le chameau du pressoir à olives n’est-il pas revenu ? / Ceux qui ont atteint la côte ont-ils trempés leurs corps dans l’eau de mer ? »
Tout au long du recueil comme une mélopée lancinante, les séquences douloureuses où le cœur douloureux « n’en peut plus » alternent avec des vers paisibles, vestiges de ce qui a été perdu où flotte encore comme un parfum d’espérance et de sérénité : « Sous le citronnier lunaire / Les tranches rouges des pastèques / Se livrent aux becs des oiseaux assoiffés".
La parole « ce semblant de sagesse » fait obstacle à la désespérance et agit comme un onguent réparateur : « L’oiseau n’a que le ciel / Le jour n’a que la parole / L’étoile n’a que la nuit / Les ronces n’ont que le mur / Le vieil adorateur n’a qu’un semblant de sagesse.  » Ainsi, l’écriture se transforme en chant, tel le mythe d’Orphée, pour échapper à la mort et que la vie encore et toujours renaisse de ses cendres, « un pied dans le sable et l’autre dans l’eau » car « D’un univers entièrement nu, naît la poésie. » Il faut avoir fait l’expérience de cette nudité et cette fragilité essentielle, de cette fêlure irrémédiable dans le cristal de la voix, pour que jaillisse l’eau d’une fontaine aussi fugitive soit-elle. Car l’ivresse d’un soir où il s’agit de vaincre la douleur, n’efface pas la crudité des lendemains où se réveille la réalité : «  Ce fut une année où la nuit devança le jour / La plupart d’entre eux convoitaient la nourriture du lion / La plupart d’entre eux fouillaient l’eau en quête de leur nom / La plupart d’entre eux se cachaient derrière leur peur / La plupart d’entre eux étaient tueurs et tués. »
Comme un répit à l’angoisse, la lumière cependant finit toujours par réapparaître et le désir refait surface où se lit toute l’amplitude de la poésie arabe dans son style le plus pur, rappelant les premiers temps de la poésie dite « préislamique » où le poète était encore maître de son écriture et pouvait ainsi magnifier la vie y compris dans sa dimension charnelle et érotique :

Sous une couverture de Marrakech, elle me dit :
T’es-tu défait de ta hantise
Pour que je verse le levain de la mer dans ta bouche ?
Ma langue poursuivait une ligne de miel jusqu’au bout de la plage
Sur ses mamelons deux lis
Sur mes lèvres
La passion de l’univers et le hennissement d’un étalon

Mais ceci ne dure qu’un temps car le « chanteur de la caravane est mort et les chameaux ont soif », les « yeux sont un verset dans un livre modifié » où ne se reconnaît plus le souffle divin dénaturé.
Ainsi l’alternance du rythme et de la tonalité, crée la trame du texte comme un tapis aux couleurs contrasté où assoir sa part d’imaginaire pour contrer le désespoir :

Les tisserands nous ont permis
De cueillir chaque frisson ressenti par leur cœur
Devant les nappes de fils colorés
De laisser nos yeux fleurir de leurs forêts, de leur pluie et de leurs soupirs
De disposer de leur pain, de leur beurre et de leur sommeil parcimonieux

Le rêve peut alors ressurgir l’espace d’un texte où déposer sa souffrance : «  Où sont-ce mes rêves que j’ai laissés dans le coffre de mon enfance ? / Hé, toi, avance et plonge ton pinceau dans la vie.  »

Le style du recueil célébrant l’ivresse et l’oubli fait alors penser aux vers flamboyants d’Omar Kayyan :

Verse le verre, le feu ardent amena le sable
Vers le raisin, le soleil et les sels amenèrent l’attention
Vers l’ivresse la joie amena le poète
Et la chanteuse amena le danseur

A d’autres moments on reconnaît la fulgurance du haïku à travers cette pratique d’un style bref et resserré où un instant de vie est saisi sur le vif comme une épiphanie et la notice biographique nous indique qu’en effet, il a établi trois anthologie dont une consacrée à ce genre particulier ainsi qu’à Rûmi et au poète indien Kakir : « Y a-t-il un coin où le cœur connaît le repos ? / Qu’il est solitaire le rideau de la fenêtre en hiver !  » L’espièglerie se mélange également à la gravité dans ce raccourci qui fait surgir une fourmi tirant derrière elle un nuage, épuisée par l’immensité et la vanité de sa tâche face à l’amplitude des vagues de la mer et de l’écume de sable. Car il nous faut alors choisir entre le ciel et la terre, notre chemin de vie pour se construire un semblant de sagesse et d’acceptation :

Le ciel fut bâti à la hâte
La terre sur un oreiller d’air
Alors cogite et choisis lequel des deux tu veux
La brindille traverse plusieurs étapes :
Elle s’effeuille, elle porte des fruits
Elle vieillit, elle jaunit
Avant de trembler dans le vent.

Un grand poète syrien à découvrir maniant avec maîtrise et dextérité toute une panoplie de styles et de registres à travers des images saisissantes et envoûtantes comme un caravane tentant de traverser l’aridité désertique du réel le plus terrible pour recréer l’espace d’un instant une oasis poétique où se réfugier.

Revue Terre à ciel -Véronique Saint-Aubin Elfakir


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