Emily L. de M. Duras : le poème perdu


Faire sans cesse l’expérience de la dépossession, c’est cela, pour M. Duras, écrire, dans une sorte de ravissement ou d’étrangeté intime. L’écrivain, en acceptant de se confronter au réel, se dresse seul et presque sans recours, face à cet inconcevable qu’elle nomme « l’infini ». L’œuvre porte la trace et la nostalgie de cet impossible à dire en une sorte de limite ultime contre laquelle elle ne cesse de buter : « Écrire, c’est traduire ça, le mortel dans la vie. C’est une tentative déraisonnable ». [2] De cette « folie » que constitue l’écriture, le personnage d’Emily L., nous paraît emblématique.
A travers ce roman, M. Duras, scénarise ce travail de l’écriture et plus particulièrement de l’écriture poétique. En effet, quand elle ne navigue pas sur toutes les mers du monde, Emily L. écrit des poèmes. Dans une sorte d’indifférence ou d’absence à elle-même, elle écrit comme on respire, presque qu’à son insu. De ces textes qu’elle dissémine dans sa maison de l’île, un seul émerge toutefois. Ce poème, écrit par une froide et lumineuse journée d’hiver, lui paraît condenser une sorte de vérité fulgurante qui la blesse et l’étreint comme une déchirure. Cet écrit toutefois ne se manifeste d’emblée qu’à travers sa disparition, car son époux, « le capitaine », l’a détruit. Jaloux de cette activité qu’il ne comprend pas, il a brûlé ce poème, comme s’il voulait ainsi éradiquer cette part secrète et inconnue d’elle-même ou l’écarter à jamais de cette zone dangereuse : « Le Captain avait lu le poème à travers les ratures et les régions claires de l’écriture. Cette région-là lui paraissait plus étrangère que celles dont elle avait douté. Elle disait à travers les ratures que certains après-midis d’hiver, les rais de soleil qui s’infiltraient dans les nefs des cathédrales oppressaient de même que les retombées des orgues. » [3] Il ne peut supporter qu’en écrivant ainsi, Emily lui échappe. Comme une intime brûlure, son écriture lui fait offense. La perte est ici irrémédiable car elle sait qu’elle ne pourra jamais retrouver l’énigmatique et douloureuse beauté de ce qu’elle croit avoir égaré. Son contenu nous est toutefois offert : « Dans les régions claires de l’écriture, elle disait que les blessures que nous faisaient ces mêmes épées de soleil nous étaient infligés par le ciel. Qu’elles ne laissaient ni trace ni cicatrices visibles, ni dans la chair de notre corps ni dans nos pensées – qu’elles ne nous blessaient ni ne soulageaient – que c’était autre chose. Que c’était ailleurs. Ailleurs et loin de là où on aurait pu croire. Que ces blessures n’arrangeant rien, ne confirmaient rien qui aurait pu faire l’objet d’un enseignement, d’une provocation au sein du règne de Dieu. Non, il s’agissait de la perception de la dernière différence : celle, interne, au centre des significations. » [4] 
Cette ultime « différence au centre des significations » qui constitue le point nodal du poème, fait écho à un inconnaissable, entre le vide et l’infini, autour duquel gravite le langage et qui constitue à la fois sa part d’ombre et de lumière, à l’image de ces blessures infligées par des « épées de soleil ». S’il n’y a pas de vérité ultime qui pourrait faire objet de savoir ou d’enseignement, il reste toutefois ce réseau de signifiants auxquels on peut s’arrimer, pour tenter de circonscrire ce vide, pour tenter d’exister. Car, pour M. Duras, le sentiment même de la vie, se tient à la jointure de l’écrit : « Quand il n’y a pas d’écrit, c’est comme si rien n’avait été vécu, c’est terrible. » [5] De la même façon, pour Emily, ce poème détruit s’inscrit là comme une sorte de rappel de quelque chose d’essentiel, qui lui paraît rassembler tout son être, mais qui sans cesse se dérobe. Ainsi, il ne peut être réitéré ni même retrouvé car il contient une vérité « insu » qui ne se maîtrise pas
A partir de là, Emily n’écrit plus, comme s’il était désormais vain de vouloir atteindre cette zone irradiante qui n’est peut-être que le pur vertige d’un manque. Si nous sommes arrimés à ce processus de la signifiance qui n’a qu’une valeur purement différentielle – un mot ne prenant sens que par rapport à un autre-, on peut avancer l’hypothèse qu’à travers ce poème, elle prend conscience de ce qui lui fait partiellement défaut : un arrimage ou un appareillage signifiant qui lui permettrait de s’inscrire dans la réalité ou d’être pleinement présente à elle-même. Emily boit comme elle voyage, pour inlassablement s’effacer. Toujours entre deux eaux, aux confins, elle navigue sans que rien ne puisse l’arracher à cette déperdition d’elle-même en dehors de ce clair et fugace instant qu’elle tente de capter. Cette inscription signifiante pourrait constituer une boussole ou un chemin qu’elle ne parvient pas toutefois à suivre. Cela est consommé par l’anéantissement du texte qui semble venir métaphoriser ce rapt ou ce ravage de l’être. La spoliation de son objet, l’écriture, vient ainsi définitivement redoubler celle de son identité.
Il y a là une sorte d’insondable décision de l’être, écrire ou se perdre, qu’elle ne parvient pas à réaliser. D’autres la prendront à sa place, de la même façon que la mise à mort de son écriture est assurée par un agent extérieur, son époux. La faute ou le défaut d’être, de même que sa possible réparation, se trouvent en quelque sorte projetés à l’extérieur et assumés par l’Autre. En effet, le gardien de l’île, de cette maison natale où elle ne reviendra jamais, sauvera quelques-uns de ces écrits qu’il remettra à son père, lequel en assurera la publication. Sans le savoir, elle acquiert ainsi une certaine renommée. Tout se passe presque sans elle. De sorte qu’il n’y a pas trace en elle d’attente. Elle se tient là simplement dans une sorte de nudité ou de désœuvrement. Ce poème emporte avec lui la vision de l’essentiel. Il constitue pour elle, à la fois une énigme, une ellipse et une éclipse, dans la simultanéité de son effraction et de sa disparition. Il lui vient en quelque sorte d’un « dehors », d’un ailleurs. Ailleurs que ce qu’elle est, dans ce lointain qu’elle tente de rejoindre à l’horizon de son incessante navigation désormais sans translation. 
C’est cette obscurité irradiante que M. Duras tente d’atteindre dans ses écrits, dans un était de dépossession de soi ou d’ouverture absolue qui s’apparente à ce qu’elle nomme la « confusion mentale » de l’enfance. C’est pourquoi le seul poème véritable est, selon elle, « celui qui a disparu » ou celui qui n’existe pas. La parole ne peut que se confronter à son impossible même, impuissant à dire ce Tout d’un réel qui irrémédiablement nous échappe. L’écriture n’est pas un processus de remplissage mais d’effacement, de substitution, qui lui permet de convertir la souffrance en « malheur merveilleux » : « Il me semble que c’est lorsque ce sera dans un livre que cela ne me fera plus souffrir… que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j’ai avec vous : écrire, c’est ça aussi, sans doute, c’est effacer. Remplacer. » [6] 
Ainsi ce poème perdu paraît contenir pour Emily, toute « l’inintelligibilité de la vérité », qu’elle définira en dernière instance comme cette place laissée vacante ou cette chance laissée à l’amour, sorte de vacuole de vide libérant le désir et l’espoir d’une possible renaissance de soi vers l’Autre : « Je voulais vous dire ce que je crois, qu’il fallait toujours garder par devers soi, voici, je retrouve le mot : un endroit, une sorte d’endroit personnel, c’est ça, pour y être seule et pour aimer. » [7] 
Nous laisserons à cette parole retrouvée face à l’oubli du poème, le mot de la fin. Mot perdu ou troué face à l’inconnaissable qui creuse toutefois l’espace d’une attente et d’une invention toujours renouvelée, qui formerait comme la mélodie secrète d’un interminable et universel poème, lieu d’une possible fraternité à travers la communauté du verbe : « Elle était quelqu’un qui avait tendance à croire que partout on écrivait le même poème à atteindre à travers toutes les langues et toutes les civilisations. » [8]

 
Extrait de Écrire pour vivre, Paris, L’Harmattan, 2017

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