Jean-Pierre Siméon – Une théorie de l’amour – Paris, Gallimard, 2021


Cette « théorie » de l’amour que nous propose J.P. Siméon en ce recueil n’a en réalité rien de théorique… position qu’il soutient avec ironie précisément dans la préface car comme il s’en explique « La vérité est qu’aujourd’hui plus que jamais sans doute la pensée du monde, de la vie et de ses circonstances, otage des manichologues en tout genre, s’asservit pour notre malheur à la souveraineté d’une abstraction qui s’épargne les démentis du réel. Seule objecte à mes yeux à cette emprise délétère ce que la poésie depuis toujours fomente : une compréhension des choses non surplombante mais impliquée, sensuelle assurément, qui a aussi pour moyen la main et le pied. La pensée dans le poème a du corps enfin, et c’est le corps du monde, et c’est le corps de chacun. En quoi elle s’accroît d’un souffle, d’un rythme, d’un dynamisme, pulsations du sang et du vent. Le poème réchauffe le concept et soumet ma pensée au vivant contrordre que recèle la liberté native du réel. Mouvement perpétuel, mort du dogme. Il est temps de repenser poétiquement la vie. »
Ainsi aimer serait le contraire de penser, l’antithèse même de tout savoir et s’oppose en sa sensualité corporelle à la froide abstraction : « Que nous importe une pensée qui ne trouverait pas sa loi dans la chair exténuée du plaisir ? Pensée froide, pensée sèche, et plus grave encore, pensée qui ignore sa fatigue. » En des strophes magnifiques se déploie la saveur d’aimer : « Pourquoi inexplicablement un regard épousé par l’amour a-t-il une saveur, une saveur pour de vrai ? Un goût, comment dire ? d’arbre penché sur la rivière de l’été… »
L’amour en quelque sorte nous conduirait à faire l’expérience d’une sorte de dépossession ou d’oubli de soi bienheureux, où on épouse les contours de l’autre, où l’on se déprend de soi : « On ne vit le plus souvent qu’à la surface de soi-même. Puis on aime. Alors on se déprend de soi comme d’une neige : soi-même à la surface tombe, fond et bientôt court avec les rivières. Ne reste que ce qui peut aimer : un autre. » Ce dénuement intérieur permet alors de « devenir innombrable », de se démultiplier… C’est également un fin exercice d’équilibre où il ne faut « ni peser ni se dissoudre en danse d’abeilles » mais trouver la bonne distance et tenter de « demeurer l’étonné du premier baiser. », de trouver enfin ce que l’on ne cherchait par une grâce inespérée, de « donner corps à un mystère » lequel serait « d’éprouver un dehors au plus profond de soi »
Pour J.P. Siméon en définitive qui marche sur les sillages de R. Juarroz, poésie et amour finissent par se confondre : « Au-delà de certaines limites, la pensée et l’amour sont presque la même chose. La poésie le sait et le montre. » Le poète devient ce « chercheur de ruisseaux » cher à Rûmi dont le poème est le chant, car « aimer ne peut-être que poésie », retour à la source perdue. C’est également une forme de la question qui restera toujours sans réponses car répondre serait mourir, la vie ne se relançant que de mystère, d’incertitudes et de manques. De sorte que l’amour serait ce qui subsiste de la vie en nous… au-delà de toute fatigue… au-delà du temps lui-même et ainsi il serait ce qui nous ouvre à une dimension autre… objet ultime de toutes les métamorphoses. On passe alors de l’amour pour un être incarné à une dimension plus universelle de l’amour sur laquelle se termine ce recueil aussi incandescent que le sentiment qu’il décrit… : « Il y a une eau, je ne sais pas, comme une eau de source au-dessus de chaque être – et la percevoir ce serait cela être en amour. »

Extrait 

Aimer ne peut-être que poésie
L’amour nous fait chercheur de ruisseaux
Dont le poème est le chant
Un feuillage de métaphores bruit
En chaque baiser
Aimer ne peut-être que poésie
Qui enchante un destin
De quels ruisseaux perdus
L’amour est-il le nom ? »

Ne jamais être l’assis de sa vie
Précepte simple mais violent
C’est comme : que se répande en nous sans cesse
Le vol des oiseaux !

Telle est précisément
La violente demande de l’amour

Un poème donc
Qui fait récit d’un corps
Jardin de souffles et de gestes affranchis
Et nous monterions jusqu’aux étoiles
Pour accompagner son sommeil
Et nous donnerions toutes les sources
Pour boire à ses seules lèvres

Le rejoindre
C’est être enfin au sein du temps hors du temps
Au cœur des choses hors des choses
Et peut-être est-ce là
La définition ultime de l’amour


Véronique Elfakir- Revue Terre à ciel 

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