Sohrab Sepehri : l’oasis de l’instant


Sohrab Sepehri (1928-1980) est un poète et peintre perse. Il est né à Kāchān, une oasis au cœur du désert où il aimait à se réfugier dans la solitude et le silence… Son père était un musicien qui jouait du Tar et un calligraphe et sa mère était également poétesse. Il passe son enfance dans l’un des plus grands jardins de Kāchān où il apprend à regarder, contempler, méditer : « Je me suis lavé les mains et le visage dans l’eau courante ; je me suis laissé aller dans le vent. Je brûlais de la passion de contempler. Si un jour je ratais le lever ou le coucher du soleil, je me sentais coupable. La tombée ce la nuit m’a habitué à la méditation, m’a appris la contemplation. » [9] Les dunes du désert lui apprennent la modestie car « là où y avait l’horizon, on ne pouvait qu’être modeste. » Ce jardin, cet éden perdu, rempli d’acacias, de grenadiers et de nénuphars bleus, de pigeons et d’hirondelles, se retrouve dans de nombreux poèmes et vient fertiliser son écriture dans une floraisons d’images éclatantes :
Sepehri éprouve également un grand attrait pour l’Asie et séjourne au Japon, où il apprend la gravure sur bois avec un maître et s’initie à l’art de dépouillement. Il s’intéresse également à l’Inde et ces mythes. Il voyagera dans de nombreux pays. Il appréhende la nature avec le regard d’un peintre sensible au moindre détail : le sillage d’une hirondelle, la vivacité d’une source, le vert des prairies… 
Il appelle ce monde « l’oasis dans l’Instant » ou Hichestàn c’est – dire un « nulle part » derrière lequel « le parasol du désir reste à jamais ouvert ». Cet autre lieu pourrait symboliser ce pouvoir de métamorphose de l’art qui crée une autre dimension de la réalité pour la transformer en vision en signes… Dans cet espace différent de l’univers poétique, l’Instant est tendu vers l’éclosion de l’évènement est l’évènement est un état d’âme, une présence qui s’ouvre à l’Heure. L’Heure est cet instant où temps et espace ne font plus qu’un dans le dévoilement de la parole. [10] 
Cet ailleurs qui s’apparente à un songe, cet univers « sans épines », presque paradisiaque, la nature sans cesse nous le révèle pour peu que nous sachions le voir.

Ailleurs

Entre l’instant et la terre, 
La tige ne subit aucune crainte. 
O compagnon de route, 
Nous avons rejoint l’éternité des fleurs !

Confie l’éclat de tes yeux au sable et à l’étoile : 
Il n’y a aucun secret sur le sillon du regard, 
Ni aucune trace de peur sur la terre, 
Ni aucun signe d’étonnement sur l’azur de là-haut.

Plonge-toi dans le chant de l’oiseau ! 
Aucune angoisse de l’aile ni de la plume
Ne voilera ton visage.

Dans l’envol de l’aigle
Ne se projette pas l’image de l’abîme. 
Pas une épine ne sépare les yeux du regard.

Au départ il apprend l’art de la poésie en composant de nombreux ghazals en compagnie d’un ami poète, ce qui aura pour effet de le plonger dans un état de rêverie permanent : « J’étais engagé dans un échange agréable avec la vie et je marchais en amour. Je lisais moins de livres. J’observais davantage. Au milieu des tracés de ma solitude, j’entrais en extase. » [11] Il se lie également d’amitié avec Forough Farrokhzad, son âme sœur poétique, avec qui il partage cette alternance permanente d’ombre et de lumière, de joie et de mélancolie profonde dans un clair/obscur permanent. Sohrab compose ses textes parfois en peintre, comme des tableaux colorés d’où surgit la puissance d’un souvenir, d’une évocation envoutante ou parfois de sortes de paraboles jamais exemptes d’une pointe de dérision. L’eau en tant que source de vie, est omniprésente dans son œuvre, ce ruissellement de l’instant jaillissant comme une cascade ainsi que ce vert des jardins qu’abreuve l’amour.

Ainsi le mot doit s’apparenter au vent et à la pluie même, s’imprégner des odeurs de la terre, « planter un arbre au coin de chaque parole », sentir le poids de l’être, voguer sur tous ces éblouissements pour atteindre l’illumination, dépoussiérer l’habitude pour retrouver la fraîcheur du regard quand il ne s’agit que d’être « vaste, seul et humble ». Il faut aussi beaucoup marcher et traverser l’horizon et « parfois monter une tente dans la veine d’un mot » pour traverser, atteindre l’étendue « de la genèse des feuilles », retrouver l’enfance aux eaux salées, chercher le cerf-volant de l’autre jour, vivre « tant qu’il y a des coquelicots », voir le visage de Dieu dans la palpitation du jardin… Rêver d’une ville mythique où « les poètes sont les héritiers de l’eau, de la raison et de la lumière », où chacun porte en lui-même son propre ciel et l’existence n’est plus qu’un « sansonnet qui s’envole », ou la femme est cette « houri du verbe originel au moment de la brillance du soleil ». Il faut alors « fermer les livres. Il faut se dresser/Et marcher sur le prolongement de l’Heure. /Il faut contempler les fleurs, /Prêter l’oreille au silence du mystère,/Courir jusqu’au fin fond de l’Etre./ Il faut répondre à l’appel parfumé de la terre du Néant./Et atteindre le lieu où se rencontrent l’arbre et Dieu. Il faut s’asseoir/au seuil de l’expansion mystique/quelque part entre l’Extase et le Dévoilement. » [12]

Extraits :

« Un éventail était visible dans la main de l’été.

Voyage de la graine vers la fleur.
Voyage du liseron d’une maison à l’autre.
Voyage de la lune au bassin.
Poussée soudaine de la fleur colchique.
Coulée de la jeune vigne sur le mur.
Tombée de la rosée sur le pont du sommeil.
Saut de la joie sur le fossé de la mort. 
Traversée de l’évènement de derrière de la parole.

 

« C’était midi :
Heure initiale de Dieu.
Le désert chaste du sable
Prêtait l’oreille
Au murmure mythique de l’eau :
Œil grand ouvert
Aux étages multiples de la perception.
La cigogne, simple accident blanc
Au bord de l’étang,
Dépouillait le relief de sa présence
Dans l’image pure de l’isolement.
L’œil s’ouvrait à l’Heure dilatée de l’Eau.
La pure saveur des signes
S’effaçait aux terres salées du désert.

Jusqu’où dans le désert
Le jardin vert de la proximité 
Etendra-t-il la forme pure
D’un rêve enchanté ?

O toi, pause sublime
Dans l’intimité frémissante
Des herbes de l’imminence,
Vers quelle direction de notre regard
Le néant irisé
Projettera-t-il son mirage ?

Et l’homme, dis-moi
Le découvrira-t-on un jour
Comme chant de l’offrande
Dans le verger de l’espace ?

O subtilité d’un commencement originel,
Vide est la place de nos paroles fascinées.

 

"Il ne nous appartient pas de percer le mystère de la rose.
Nous ne pouvons à la rigueur
Que nous baigner dans la magie de la fleur.
Dresser notre tente par-delà le savoir.
On tremper notre main dans le sortilège d’une feuille.
Et nous mettre ensuite à la table du banquet.
Et à l’aube, quand se lève le soleil, renaître à nouveau,
Donnant libre cours à nos exaltations.
Arrosons de fraîcheur la perception de l’espace,
De la couleur, du son et des fenêtres.
Et laissons filtrer le ciel entre deux syllabes de l’Etre.
Vidons et remplissons nos poumons du souffle de l’éternité.
Allégeons le dos frêle des hirondelles du fardeau du savoir.
Enlevons leur nom aux nuages,
Aux platanes, aux moustiques, à l’été.
Et empruntant les traces humides de la pluie,
Gravissons les hauteurs de l’amour.
Et ouvrons la porte à l’homme, à la lumière, à la plante, à l’insecte.
Et peut-être devons-nous poursuivre
L’appel de la Vérité
Entre l’immémoriale vision du lotus
Et l’actualité de notre siècle."


Véronique Elfakir - Revue Terre à ciel

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